Il pourra paraître ridicule de présenter
Cassin. Il existe pourtant de jeunes béotiens ignorant que l'homme
de la Walker et le fabricant de matériel ne font qu'un. Ils sont
excusables, ils sont nés vingt ans après la Walker. Il est
vrai qu'ils sont nés encore un peu plus après Alexandre
ou César, et dans le domaine qui est le nôtre, Cassin est
au-dessus de ces conquérants qui se couvraient glorieusement de
gloire avec, accessoirement, l'aimable concours de quelques modestes collaborateurs
: leurs soldats.
Cassin n'a pas franchi de ces passages propres à insomniser les
virtuoses en P.A.; on ne lui connaît pas d'"horaires jet",
mais les cordées qu'il conduisait à l'assaut des plus grands
problèmes de son époque ont toujours été d'une
redoutable efficacité. Etude, préparation, entraînement,
matériel, tout était calculé avec méthode
et la réalisation de la course n'était plus que l'une des
phases de l'opération. La marge laissée aux événements
était faible; c'était la technique Apollo.
Le nom de Riccardo Cassin a vraiment éclaté à la
une de l'information alpine en 1935, avec la face nord de la Cima Ovest,
la voie impossible, soufflée par mauvais temps sous le nez de ses
assiégeants. Puis, il y a eu le Badile, dans la tempête,
en remorquant une cordée concurrente qui mourra au sommet. En 1938
c'est la Walker, exécutée, oui "exécutée",
sans la moindre bavure, sans reconnaissances, sans avoir même jamais
vu les Jorasses autrement que sur carte postale sans se soucier de "conditions"
vainement attendues par d'autres. C'est le plus pur style western, celui
de ces hommes d'acier aux yeux de glace pour qui la peur et la défaite
n'existent même pas : "J'y vais, je tire et je reviens".
Les victoires de ce "dolomitard" dans les hauts massifs granitiques
avaient alors étonné. C'était oublier que Cassin
vivait plus près des Alpes occidentales que des Dolomites de ses
premiers succès, et qu'il s'entraînait intensément
sur tous les terrains. En 1938, son objectif numéro un était
l'Eiger, la Walker étant le numéro deux, la course de remplacement.
J'ai parlé de parois attaquées par mauvais temps ou dans
des circonstances défavorables, sans doute se trouvera-t-il quelques
valeureux théoriciens pour remarquer : "C'est cela votre
grand alpiniste ? Il ne grimpait peut être pas mal, mais pour la
météo, chapeau, il aurait eu intérêt à
prendre des cours du soir". Et le plus beau, c'est qu'ils sont
capables de le dire !
J'éclairerai donc leurs défaillances frontales en leur rappelant
qu'avant la dernière (enfin... peut être) guerre, les vacances
n'existaient pratiquement pas, les voitures étaient rares et les
voyages laborieux. Cassin était un ouvrier et pour lui chaque course
devenait un raid réalisé au prix de nombreuses heures supplémentaires.
Alors, une fois sur place, comme on ne peut pas se permettre d'attendre,
quand on est Cassin on attaque, et quand on est Cassin on passe.
Massifs alpins, Andes, Caucase, Alaska, Himalaya, pour Cassin ce n'est
qu'une seule chaîne, une chaîne de triomphes. Si rarissimes
qu'aient été les échecs, il en est un auquel il pense
encore et c'est le titre de l'un des chapitres : "La déloyale
et amère exclusion". Cet échec n'a pas été
une victoire des forces de la montagne, mais celle de la médiocrité
humaine qui l'a fait "écarter" en 1954 de l'expédition
au K2. Ne t'en fais pas, Riccardo, pour nous tous Cassin, c'est Cassin
et le K2 ne pouvait rien t'ajouter. Quant à ce chef d'expédition
dont tu menaçais la "gloire", quel hommage il t'a rendu,
et qui se souvient de son nom ?
Et voilà, je bavarde, je raconte Cassin et je n'ai pas parlé
de son livre. Ce livre, c'est sa vie, cela ne vous suffit pas ? Oh, je
sais, je n'ai pas disséqué le style, les conceptions de
l'auteur, le sens qu'il donne à sa "démarche"
; le "message" qu'il nous "délivre"...
Homme au sens le plus complet et le plus beau du mot, simple, bon, droit,
fort, Cassin n'est pas un trapéziste de la pensée. Son message
? C'est lui : Riccardo Cassin.
Georges LIVANOS.
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