(Michel Ballerini : "Le Roman
de Montagne" - Arthaud 1973 - pages 173 à 179)
Poésie et psychologie :
G. Toulouse, G. Belzacq, ...
S'il est un domaine de la littérature alpine particulièrement
pauvre, c'est bien celui de la poésie. Les poèmes sont rares
et plus rares encore les réussites, en France tout au moins. Il
y a là un phénomène curieux qu'il serait intéressant
d'examiner, car on pourrait croire a priori que la montagne est bien faite
pour inspirer les poètes. Les monts sont-ils trop grands pour être
mis en vers ? Toujours est-il que les meilleurs textes poétiques
sont peut-être de courts textes en prose, isolés, enfouis
dans les récits.
En 1957, Gilbert Toulouse et Guy Belzacq ont publié deux oeuvres
dans lesquelles ils entendent montrer que la poésie est un domaine
encore neuf pour la littérature alpine, qu'elle est une nouvelle
source d'inspiration possible. Il faut lire l'introduction de Montagne
retrouvée où Gilbert Toulouse considère la
montagne et l'alpinisme dans une perspective poétique. Constatant
que "les remarquables récits sportifs sont morts",
l'auteur estime que l'alpinisme est une "fréquentation
poétique" et que "ce travail d'exploration poétique
de la montagne (...) en est à ses débuts". La littérature
alpine doit avoir pour but l'expression de ce rapport poétique
entre l'homme et la montagne.
Et Gilbert Toulouse de montrer l'exemple. Montagne retrouvée
est un recueil de récits, mais trois textes présentent toutes
les caractéristiques de la nouvelle : De sel et de glace,
Les chapeaux de la Valpute et L'or de la Parrachée.
L'auteur essaie de renouveler trois thèmes, dont deux au moins
sont des lieux communs de la littérature alpine : les contrebandiers,
la guerre dans la montagne et le mythe de l'or. La transposition poétique
de ces thèmes donne un résultat inégal. L'auteur
a quelquefois des images peu heureuses, mais il a écrit aussi de
beaux passages originaux où la poésie, faite de touches
successives, comme des coups de pinceau, a une âpreté qui
reflète bien l'univers alpin. Le style dépouillé,
heurté, rappelle certains passages de Saison blanche, mais, ici,
il s'adapte mieux au sujet : "La pluie s'écoula par pans
entiers, et comme si cela n'était pas suffisant, la grêle
fit feu. Un éclair : la mitraille; des jurons. Pluie, vent. Un
éclair : balles. La troupe ne fuit pas ; elle ne peut pas. Ses
pieds sont lourds, les pierres trébuchantes, le chemin incertain"
Les intentions poétiques de Guy Belzacq sont moins avouées
que celles de G. Toulouse et Les guides ont leurs étoiles
se présente sous une forme qui peut malheureusement prêter
à confusion. L'erreur est en effet de considérer cette oeuvre
comme un roman alors qu'elle est avant tout un long poème en prose.
G. Belzacq a d'abord écrit un recueil de poésies "dont
l'étude éclairerait bien des aspects de ses " romans
", car il y chante en particulier sa haine de l'impur où Paul
Fort a dit que " s'impose Guy Belzacq à toute âme poétique
"". Micheline Morin reconnaît à l'auteur "un
sens poétique réel", mais parle surtout des Guides
ont leurs étoiles en tant que roman. B. Kempf, dans l'encyclopédie
La Montagne, est passé plus encore à côté
du sens de l'oeuvre, et c'est dommage, car celle-ci est une tentative,
réussie, pour écrire un roman dans un style nouveau.
Il ne faut pas en effet considérer Les guides ont leurs étoiles
sous le seul angle romanesque. Il s'agit bien d'un roman dans la mesure
où l'auteur raconte une histoire de façon suivie, avec une
intrigue et un dénouement, mais il ne s'agit pas exclusivement
d'un roman puisque l'auteur emploie un langage poétique. Toutes
proportions gardées, le critique se heurte aux mêmes problèmes
que pour Jocelyn ; ce sont là des oeuvres qui échappent
aux classifications traditionnelles, car elles sont une fusion de deux
ou trois genres différents. Belzacq intègre la poésie
dans le roman, et il est difficile alors de lui reprocher les "invraisemblances"
de son livre. Roman et poésie sont deux domaines qui ont leurs
exigences. C'est ainsi qu'il ne faut pas juger les personnages selon le
critère de la vraisemblance : il est évident que ce gosse
qui grimpe comme les meilleurs guides du moment et qui s'engage dans une
grande première avec un vieil homme qu'il connaît à
peine, il est évident qu'un tel gosse est inimaginable.; il faut
se rendre compte que ces personnages ne sont pas vraiment humains. Le
vieux guide est une incarnation d'une sorte d'idéal, celui du guide
par excellence. La forme poétique permet d'autre part à
l'auteur quelques licences qui lui seraient interdites dans un roman d'une
écriture plus traditionnelle : les pensées des personnages,
par exemple ces fameuses pensées qui sont la hantise des romanciers
parce qu'il est bien connu qu'en montagne, justement, on ne pense à
rien : ces pensées peuvent ici librement s'exprimer, car la vraisemblance
n'est plus de mise. Et ce guide tombé à la Grande Face et
qui avait "la main fermée sur du granit et on l'a enterrée
avec : pas moyen de la rouvrir", comment trouver à cette
image autre chose qu'une fonction poétique et symbolique ?
Que le lecteur oublie les exigences du réel, qu'il s'abandonne
à l'atmosphère du livre et voilà qu'il sentira passer
le souffle poétique qui l'anime. Au delà du récit,
G. Belzacq a créé un univers d'une grande beauté.
Il est vrai, comme l'a remarqué Micheline Morin, que le langage
de l'auteur manque parfois de naturel, que ses images ne sont pas toujours
venues d'elles mêmes à son esprit, qu'il les a délibérément
cherchées, mais il est vrai surtout que le monde qu'il décrit
est vu par les yeux d'un poète. La nuit, les arbres, les montagnards
ne sont pas le simple reflet de la réalité. G. Belzacq transfigure
le monde et crée un univers qui sent bon l'odeur de la montagne,
l'odeur des rochers et de la neige, l'odeur des forêts et du vent,
l'odeur de la nuit et des aurores : "La nuit était déjà
retombée. Elle pendait le long des parois. Les sommets avaient
de l'étoffe de jour. Le vieux écouta. Les vallées
avaient un flottement de vent." Images inattendues, sensations
curieuses. Cet univers poétique débouche sur un univers
symbolique. Sentez-vous l'odeur spéciale de la terre aux alentours
de la Grande Face ? Avant l'escalade, le vieux vient y planter ses pitons.
C'est le rituel qui doit précéder une grande entreprise
et qui met lé grimpeur dans un état particulier. Et ces
pitons fabriqués par le vieux, qui sont comme "du soleil
poli à en perdre le regard et, avec ça, d'un sonore écho
du matin", ces pitons ont tout simplement cette pureté
qui devrait être celle de l'alpiniste. Conception spirituelle de
la montagne, et même mystique.
Ce qu'il y a de plus remarquable peut-être dans cette oeuvre, c'est
que Belzacq a su concilier les exigences de la poésie et celles
de la technique. L'une et l'autre se fondent ici en un tout harmonieux.
L'escalade proprement dite, les manoeuvres de corde, les difficultés
de la course sont décrites avec un réalisme qui n'exclut
pas la poésie. L'auteur a trouvé de belles images comme
ce "deux yeux devant, deux yeux derrière" qui
souligne si bien le groupe parfaitement uni que forment les deux membres
d'une cordée. Le passage du surplomb est un exemple remarquable
: la poésie s'ajoute à la précision des mouvements
et le récit est d'une intensité émotionnelle très
grande. Micheline Morin pensait peut-être à cet épisode
lorsqu'elle écrivait que l'on trouve dans le récit de l'ascension
"des pages vivantes et d'un rythme haletant". L'attrait
de la montagne sur les alpinistes, la vie des guides et de leurs femmes,
leurs clients sont évoqués aussi avec beaucoup de poésie.
Toutes les images s'unissent en un monde de sensations, de lumière
et de sons qui doit enchanter le lecteur. La montagne une montagne imaginaire,
bien sûr, la Grande Face n'échappe pas à cette création
poétique : "Tout était aigu comme des grands cris
avec le soir sans fin de toutes les faces nord. Puis soudain, curieusement,
tout se clarifiait. Tout devenait lisse comme un tronc de cerisier et
s'élevait dans une paroi à pic de plus de mille mètres.
Droite, encore plus droite que l'imagination peut se la représenter.
Impatiente de connaître l'homme." Rares sont les livres
où la montagne est l'objet d'une telle création. Celui-ci
dégage
en plus une saine atmosphère de montagne et la victoire du vieux
et du gosse vient couronner ce roman qui est plus encore un poème,
et un message.
Après Les guides ont leurs étoiles, G. Belzacq
publiera Demain je vais vivre ! qui relève de la
même inspiration. Tandis que la première oeuvre est plutôt
un hymne discret au métier de guide, la seconde évoque surtout
la moyenne montagne et les montagnards. Elles forment ensemble un très
long poème en l'honneur de l'alpe.
Les guides ont leurs étoiles apporte une solution
au problème de l'expression littéraire d'une technique.
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Michel BALLERINI
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