CRITIQUES DE LIVRES

CARNETS DU VERTIGE

 

 

par Louis Lachenal et Gérard Herzog.

Pierre Horay, Paris.

(Revue " La Montagne" - No 10, 1956)

 

"Fureur de vivre" est sans doute le meilleur résumé des sentiments qui passent dans ce livre où Gérard Herzog a gravé pour nous l'extraordinaire figure de Louis Lachenal. Un alpinisme aussi frénétique n'était jusqu'ici que le fruit de l'étrange attrait des risques extrêmes. "Donner ainsi sa vie est le plus parfait des péchés" (Anderl Heckmair citant un de ses camarades).

Or, selon les carnets laissés par le disparu et les confidences de ses amis, Louis Lachenal n'avait aucune conscience du danger. Seule, une vitalité monstrueuse l'animait, le poussait à surpasser ses camarades en toutes circonstances, des simples "horaires de cabanes" aux records sur les itinéraires les plus durs, et pour finir, aux banales "moyennes" sur les grandes routes. On semble même nous dire qu'il éprouvait davantage de joie à surclasser les autres qu'à dominer la montagne, et, comme guide, à faire étalage de ses forces jusqu'à amener au sommet son client "au bord de l'évanouissement".

Cette moderne manie du record est bien te que l'on peut trouver de plus stérilisant pour l'esprit, comme pour le coeur; mais heureusement, la montagne apporta à Louis Lachenal deux présents autrement précieux : l'amitié de ses camarades et la joie de faire carrière dans le métier qu'il avait choisi en dépit de toutes les contraintes. Si, d'autre part, on essaie, après la lecture de ce livre, de rapprocher l'image qu'il donne du disparu du portrait qu'en tracent ses amis, on s'aperçoit que l'auteur, littéralement ébloui par les dons prodigieux de son modèle, n'a pas mis suffisamment en relief la passion de la haute montagne qui, seule, a rendu possible cette extraordinaire carrière. Le champion risque ainsi d'éclipser l'alpiniste aux yeux du lecteur qui n'a pas connu Louis Lachenal

Sous cette réserve, on doit louer hautement Gérard Herzog de la discrétion et de la pertinence de son analyse d'une aussi exceptionnelle personnalité. On peut, à la lecture de ce livre, comprendre le sentiment des parents qui découvrent un tel fils. Une pareille volonté de prééminence conduit souvent aux pires excès, car bien peu de professions sont à la dimension de tels dons; on ne peut se défendre d'évoquer Jean Mermoz. C'est ici la montagne qui canalise ce torrent. Et aussi - véritable présent du destin - un grand amour partagé.

Malgré les entraves familiales, la guerre, le manque d'argent, et, pour finir, les mutilations subies à l'Annapurna, Louis Lachenal avait tout dominé, mais les défis successifs, la surenchère perpétuelle des paris faits au destin ont fini par donner à la montagne le dernier mot. Peut-on le plaindre ? je ne le pense pas, un tel être ne pouvait être comblé que par d'exceptionnelles victoires, et celles-ci se font rares avec l'âge. Ceux que sa disparition laisse seuls n'ont guère la consolation que d'avoir rendu possible l'accomplissement total de celui qu'ils ont aimé. Le seul désir de dominer ses semblables n'est pas en lui-même un mobile entièrement noble, mais ce romantique fut racheté par l'amour selon le mythe cher aux Wagnériens et que chanta Franz Liszt.

Ce livre, écrit simplement, d'un style sobre et évocateur, est correctement édité. Pour l'étude de la mentalité des alpinistes modernes, c'est un document exceptionnel. Les photographies de haute montagne qu'il nous présente sont, par contre, déjà devenues banales à force d'être connues. La couverture est très belle; elle donne une image fidèle du caractère du héros.

Alain de CHATELLUS.