CRITIQUES DE LIVRES

HIMALAYA, PASSION CRUELLE

 

 

 

par J.J. LANGUEPIN.

Flammarion, Paris.

(Revue " La Montagne" - No 3, 1955)

 

Plus qu'à quiconque, il m'est difficile de juger "Himalaya, passion cruelle"; plus qu'à quiconque aussi il me plaît d'écrire sur ce livre tant il m'a semblé vivre à sa lecture les émotions de ces camarades partis à la conquête des hautes Cimes de la Nanda Devi.

Le livre de J.-J. Languepin pose une nouvelle fois un problème de conception. Doit-on se borner à relater les faits objectivement ou doit-on apporter un témoignage personnel ? Faut-il dire "Regardez-les et jugez " ou alors "Vivez avec nous et vous comprendrez". Devant ce dilemme, je suppose que J.-J. Languepin s'est interrogé comme tout auteur-acteur l'eut fait dans les mêmes circonstances. D'un côté, la restitution rigoureuse de la vérité qui exige le souci constant de neutraliser l'influence perturbatrice du rapporteur, formule qui ne saurait manquer de séduire par l'aspect scientifique qu'elle revêt. La statistique, dit-on parfois, est la forme supérieure du mensonge. De l'autre côté, prêter un coeur et une âme à des personnages réels, pis encore à des amis, constitue une tentative pleine d'embûches et d'injustices, de lacunes et d'erreurs qui apparaît être une gageure et semble quelque peu procéder de sentiments profanes. Pie XII, il y a quelques jours, n'affirmait-il pas cependant "On attend de l'écrivain qu'il interprète son sujet avec toute la richesse de son esprit et de sa sensibilité, qu'il en fasse ressortir les aspects qui l'ont personnellement frappé". J.-J. Languepin a donc jugé impossible de restituer le génie d'un haut fait par le seul truchement d'un exposé sec des événements. Valéry disait "La véritable tradition dans les grandes choses n'est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l'esprit qui a fait ces grandes choses, et qui en referait de tout autres en d'autres temps".

Dans une telle conception, l'auteur supposé loyal se sent vulnérable et sollicite la confiance du lecteur. Celui-ci est tout prêt à la lui accorder. Rassasié de littérature dite alpine ou de récits d'aventures, il n'éprouve de nos jours plus guère d'appétit. Dans cette floraison contemporaine, il distingue mal les journaux de bords, les trémolos pathétiques, les nomenclatures monotones, les récits agréables... d'où se dégagent bien rarement des valeurs humaines authentiques. Il est vrai que si celles-ci sont ressenties, elles doivent être ensuite exprimées avec tout l'art qu'exige une telle restitution. "La création littéraire est la reproduction de la vie" a dit Malraux. Dans "Himalaya, passion cruelle", le souffle de l'écrivain touche incontestablement le lecteur. Avec des moyens mesurés et classiques, J-J. Languepin a su évoquer l'ardeur irrésistible de ces hommes s'élançant vers leur montagne, l'exaltation hallucinante de leur chef faisant irruption sur ces pentes pour se donner littéralement à cette déesse qu'il désirait conquérir. L'épopée n'appelle pas nécessairement un langage particulier. Et même l'écrivain rebelle aux règles et aux traditions m'apparaît beaucoup moins libre en réalité que celui qui crée un style avec le langage de tout le monde.

Le personnage de Duplat inspire visiblement l'auteur et justifie le livre. Cet être fascinant est l'âme de l'équipe. Il est le Pierre l'Hermite de l'expédition. Il est le feu dévorant. Il est celui dont nos amis les sherpas disaient "I never heard about sahib like you".

Le sujet était à plus d'un titre difficile mais passionnant à traiter. Difficile, puisque sans sacrifier aux instants dramatiques de l'action, il importait que le lecteur saisisse de bout en bout la chronologie de l'équipée, soit informé des mille péripéties significatives qui marquent la vie d'une expédition. En quelque sorte, il convenait d'en écrire la petite histoire sans pour autant amoindrir l'architecture de la grande tâche passionnante, ainsi que de faire vivre des hommes animés par une passion si ardente et si pure pour la montagne, des hommes si mystérieusement subjugués par un seul regard, un seul mot, une seule intention même de ce chef fanatique et intolérant dont on ne saura jamais s'il tenait du héros ou du saint, du guide ou du prophète, s'il rêvait de l'exploit ou du sacrifice, à la gloire ou à la mort. Épopée inimaginable, et que l'auteur devait cependant rapporter, que celle de ces alpinistes envoûtés par ces rocs et ces glaces et ensorcelés par le pouvoir étrange de leur seigneur de la montagne.

J-J. Languepin, membre de l'expédition, a réussi à nous donner avec "Himalaya, passion cruelle", un témoignage à la mesure de cette haute aventure.

Maurice HERZOG