CRITIQUES DE LIVRES
SOUS L'OEIL DES CHOUCAS |
par Samivel.
Delagrave, Paris.
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 63, Juin 1967)
A deux reprises (voir La Montagne et Alpinisme, octobre 1964, L'or de l'Islande, et juin 1965, L'amateur d'abîmes) j'avais manifesté le regret de ne plus voir paraître, ni dans ses rééditions, ni dans un éventuel nouveau livre, les dessins de Samivel. Sensible à mon propos, Samivel m'avait écrit que "si le monde renouvelé de l'alpinisme ne fournit pas moins de thèmes comiques que celui que notre génération a connu, il ne semble pas fort sensible à l'humour..". Et, l'auteur de L'Opéra de Pics terminait sa lettre sur un espoir que je souhaiterais promesse. "Il n'est pas impossible, écrivait-il, que je reprenne quelque jour, le crayon des premières armes avec le public...".
En attendant, accueillons avec plaisir - je pense surtout à ceux qui ne le connaissent pas - une nouvelle édition de Sous l'oeil des Choucas, excellent album de quatre-vingts dessins, cartonné ou broché. On regrettera cependant la fragilité de l'édition brochée pour un livre de ce format.
Trente-cinq ans après la première publication, l'ouvrage apparaît aussi frais, aussi drôle et l'avant propos de Guido Rey, par quoi débute le livre, est la meilleure analyse que l'on puisse en faire. J'insisterai cependant sur la qualité exceptionnelle du dessin : l'auteur, en un style sobre, seulement en noir et blanc, fait surgir en quelques traits les dures réalités, comme da poésie de la haute montagne : flèches hardies des aiguilles, arrondis affinés des corniches de neige, minuscules traces de pas sur l'immense glacier, ou la raideur des faces nord.
Et, la petite pierre coincée qui apparaît souvent entre deux flammes de pierre, apporte le savoureux détail saisi par l'observateur malin qu'est Samivel, depuis ses débuts.
Si la caricature apparaît davantage avec les personnages, c'est encore grâce au trait précis, juste, des dessins du matériel accablant les sans guides des années 30 : l'interminable et lourde corde, le gros piolet, l'énorme sac, la lanterne ; autant de kilos supportés par les légendaires Samovar et Baculot dont les souliers ferrés à ailes de mouche crissent sur les cailloux des moraines ou le granit des parois.
Cet attirail périmé risque de faire sourire les jeunes, mais l'humour qui se dégage des personnages ou des situations demeure intact. Nombre de dessins parmi lesquels "L'incompris", "Pour leur plaisir", "Leur première", "Quand le brouillard se leva", demeurent d'une actualité indiscutable.
Samivel consacre une quinzaine de dessins à l'alpinisme à travers les âges, dans lesquels il semble s'être fort distrait lui même, en donnant libre cours à toute sa fantaisie. Je crois que son "Alpinisme en l'an 2 000" peut, sans crainte, être avancé d'une vingtaine d'années... à l'allure où prolifèrent téléphériques et ascenseurs.
Pour son évocation de l'an 3 000, laissons-lui la responsabilité
des pics alpins entièrement délaissés, même par les
"touristes". Mais n'est-il pas permis d'imaginer en effet que
dans 1 030 ans, tous les sommets de la Terre et ceux de la Lune ayant été
gravis, il ne restera seulement que quelques "hivernales" (de
quel style ?) à tenter sur la planète Mars. Réjouissons-nous
donc de vivre avec l'alpinisme du XXe siècle ; sourions ou rions avec
l'humoriste et délicat dessinateur de Sous l'oeil des Choucas,
sur les petites et grandes misères des coureurs de cimes. La "civilisation"
et son inséparable mécanisation finira bien par supprimer l'alpinisme,
et, je le crains aussi, mais bien plus rapidement, le goût du rire...
Profitons-en.
Roland TRUFFAUT.