CRITIQUES DE LIVRES
TERRE DU CIEL
par Georges Sonnier
Albin Michel, Paris.
(Revue " La Montagne" - No 27, 1960)
Voici le troisième livre de Georges Sonnier. Après
Où règne la lumière et Meije,
"ce livre mesure précisément l'évolution en quelque
quinze ans d'une conscience d'homme, face au monde et à soi".
J'ai cité l'auteur. Il serait, je pense, plus exact de parler de l'évolution
d'une conscience d'alpiniste, face à un monde et à une vie intimement
liés à la montagne.
Dans la littérature alpine il y a beaucoup de livres et bien peu d'oeuvres. Et lisant Terre du Ciel, je me plais tout d'abord à cette continuation dans la pensée. Il est agréable de retrouver un esprit de qualité tout entier attaché d'un livre à l'autre à un constant travail d'analyse, réconfortant de le voir, malgré le tourbillon des ans et des idées, fidèle à la hiérarchie de quelques valeurs, et poursuivant ici comme avant la preuve en lui-même et au delà, que l'alpinisme est un humanisme. Passionnante recherche intellectuelle mais bien redoutable affirmation. Je n'oserais plus y souscrire avec force, et c'est peutêtre pourquoi je dis ce livre réconfortant, un peu à la manière d'un témoignage inutile et comme le combat d'arrière-garde au crépuscule d'une bataille perdue.
II est construit en deux parties et nous donne d'abord des souvenirs et la vraie expérience de l'auteur. Le meilleur morceau à mon sens. Il y a là une belle connaissance de la vie en montagne, du sens exact et du rythme païen des saisons, et si le grand alpinisme en est absent, eh bien, tant mieux. Qu'en ferions-nous là, où l'on nous montre avec amour ce qui le complète, les valeurs d'une multiple montagne toujours renouvelée. J'ai lu avec un grand, un très grand plaisir le récit des jours du grand hiver, les notations si exactes de la fuite du temps et du charme des saisons ignorées, loin de l'horrible été vacancier. Ecrit très juste, avec ce qu'il faut de vraie sensibilité, c'est très bon. C'est le meilleur.
Puis Georges Sonnier nous raconte l'histoire d'Alban, personnage imaginaire et composite, alpiniste passionné et tout entier à sa chimère attaché. Je vois bien ce que l'auteur a voulu poser en parallèle à une expérience classique : l'alpinisme extrême est-il aussi compatible avec un humanisme? Avec des volumes et des intensités différents la justification de notre action est-elle identique à la Walker ou au Sirac ? Le lecteur jugera. Ma critique va au symbolisme excessif de ce récit : il y a cette montagne-mythe appelée "Grande Muraille", si proche des Grandes Jorasses, la cime idole-type, et aussi le désormais indispensable Himalaya. Tout cela fait décor comme Alban fait personnage. On trouve en lui du Peters (réminiscence de la chute d'Haringer), un peu de Buhl (la conquête solitaire d'un huit mille), et tout ce monde en un meurt de la mort de Lachenal. En termes de théâtre on dirait qu'il ne passe pas, et si je comprends l'auteur, non vraiment je ne puis croire à son Hamlet valdotain.
Tout le livre est par ailleurs joliment écrit. Georges Sonnier a toujours semblé avoir subi profondément l'influence de Saint-Exupéry. Ici encore il lui demeure fidèle en style comme en pensée, et je ne pense pas que ce soit par hasard qu'après Terre des Hommes le meilleur titre lui soit apparu être Terre du ciel. Mais est-il encore possible de prolonger Saint-Exupéry dans l'alpinisme contemporain? Il faudrait alors que la pensée nous vienne, non d'un Alban bien composé, mais de l'expérience des hommes vivants. Je tiens Terre du ciel pour un bon livre mais je l'aime un peu comme le témoignage d'un survivant. Ce mot, que Georges Sonnier me le pardonne, mais aujourd'hui il y a souvent plus de mérite à survivre qu'à exister. Il donne l'enseignement d'un alpinisme qui fut, et qui doucement s'efface.
L'évolution porte si vite ailleurs. Elle amène, non plus à ces "grandes entreprises" chères aux chroniqueurs alpins et aux guides, mais à d'extraordinaires réussites, à des actions quasi spatiales, ce qui est plus et bien différent. L'expression littéraire reste à en être trouvée, la pensée à en être formulée qui soient à la mesure de la nature même des actes. J'attends avec la plus sincère sympathie intellectuelle le premier Essai pour un humanisme sesto. Hélas, plus la technique s'accélère, plus semble s'agrandir le morne désert de la littérature alpine. Mais quand, las de son amère contemplation, je reviens feuilleter la collection de La Montagne, c'est toujours avec le même plaisir de l'esprit que je relis certain récit de la première à l'Ailefroide nord-ouest. En ces temps déjà si lointains, on savait grimper et, que diable, on pouvait aussi penser et écrire. Soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?
On dit que récemment, lors de l'une de ces étonnantes entreprises aux Cime di Lavaredo, une célèbre cordée suisse se faisait hisser chaque soir un transistor pour égayer le bivouac. Pourquoi pas ? Mais, pour notre plaisir, que ne se faisait-elle monter aussi un stylo et une rame de papier.
.Georges LOYER.