CRITIQUES DE LIVRES

LES CONQUÉRANTS DE L'INUTILE

 

 

par Lionel Terray

Gallimard, Paris

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 35, 1961)

Les Mémoires sont un genre littéraire plein de pièges. Que l'auteur soit objectif ou fantaisiste, sincère ou hâbleur, collectionneur de
bons mots ou féru de documents authentiques, le lecteur est toujours comme le rival de Toepffer, "prodigieusement saucé à chaque tour", la même eau faisant sans cesse tourner le même moulin. Et quand le livre a 600 pages, il est bien rare que l'auteur sache éviter tous les écueils. Ce qui fait la supériorité de Lionel Terray, ce n'est pas de les avoir évités, mais de les avoir plus ou moins volontairement rassemblés en un ilôt unique au milieu de son livre, dans le récit de ses aventures à l'Eiger. Qu'il s'agisse de l'histoire trop connue des tentatives d'avant-guerre sur l'Eigerwand, de la hargne qui transparaît dans le récit du sauvetage de 1958, ou des justifications intempestives de ses actes et de ses sentiments, Lionel Terray a enveloppé le lumineux récit de son ascension avec Lachenal dans une gangue fuligineuse assombrie encore par les concessions de l'éditeur à la mode du « sensationnel ».

Mais les 500 autres pages du livre dégagent une fraîcheur, un charme, une spontanéité, un art de conter qui ne laisseraient jamais penser que l'ouvrage a coûté 3 ans d'efforts. Les souvenirs de jeunesse à l'adolescence sont de la meilleure veine. Les récits de la guerre dans les Alpes et du séjour au Canada révèlent les dons de moraliste et d'humoriste de l'auteur. La découverte du Népal, de ses paysages, de ses coutumes et de ses habitants lui donne l'occasion d'exprimer sa curiosité d'esprit et son sens artistique. Sous la plume de Terray tout s'anime, la nature resplendit, des hommes de chair et de coeur agissent, aiment et souffrent. Sa chaleur humaine donne une vie intense à ses compagnons de course, Rébuffat, Lachenal, Couzy. Si le personnage central de tout le livre est bien Terray, le véritable héros en est Lachenal, auquel il a voué une admiration qu'il sait faire partager au lecteur.

Dans un texte inédit, Terray a écrit « Ce qui m'a poussé à consacrer ma vie à l'escalade des montagnes était moins un ensemble d'idées précises que mon tempérament et ma façon de réagir devant la vie... Dans les autobiographies d'alpinistes je n'ai trouvé le plus souvent que le visage du conquérant des cimes, espèce de héros détaché de la société et sans problème proprement humain. J'aurais aimé découvrir l'homme derrière ce masque, savoir dans quel milieu il a vécu, quelles difficultés morales et matérielles il a surmontées afin de poursuivre son idéal. »

Les Conquérants de l'Inutile répondent entièrement à cette préoccupation. Terray, avec une sincérité rare à notre époque, s'interroge sans cesse sur le sens de sa vie et de sa profession, sur les rapports humains en montagne et dans les expéditions lointaines, il est tour à tour moraliste, sociologue et portraitiste. Sans illusions sur la nature humaine et ses propres faiblesses, il n'est pas aussi désabusé que le laisserait croire le titre de son livre. La montagne est sa vie, non pas tant pour l'escalade que pour les satisfactions des sens, de l'esprit et du coeur : le vrai talent de Terray est d'avoir su nous faire partager ses joies.

Le livre, imprimé sur un fort beau papier, est illustré de 80 photographies bien choisies mais dont l'éditeur, négligent ou trop pressé, n'a pas toujours tiré le meilleur parti. Qu'importe, la joie demeure.

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.Jacques TEISSIER DU CROS