CRITIQUES DE LIVRES

DE ZERO A HUIT MILLE METRES

 

 

 

par Kurt Diemberger. - Albin Michel, Paris 1974.

(Revue " La Montagne et Alpinisme " - No 1, 1975)

A l'époque de mes premières escalades, quand j'hésitais dans un passage, on me recommandait le "moral autrichien". On disait même que dans les Alpes Orientales il se vendait en pilules, et qu'il suffisait d'en ingurgiter la dose prescrite pour aussitôt voir les séracs s'immobiliser, les blocs instables se souder, et le sixième degré se décomposer en un enchaînement facile de passages de trois (3 + 3 = 6). Mais les Alpes autrichiennes étaient encore pour moi inaccessibles, et leur orientalisme les plaçait dans une région où s'entassaient pêle-mêle l'Himalaya, l'Hindou-Kouch et les Dolomites. Les pilules étaient loin, et le sixième degré refusait de se prêter aux plus élémentaires opérations de l'arithmétique.

Ce qu'est le moral autrichien, et qu'aucune pilule ne donne parce qu'il paraît plutôt se transmettre au niveau génétique, je ne l'ai vraiment compris qu'en lisant le livre de K. Diemberger. Au fil des pages, on découvre qu'effectivement les plus surplombantes meringues de glace peuvent s'immobiliser, que les pires tempêtes ne sont pas " a priori " insurmontables, et que la chance peut vous faire passer sain et sauf sur la corniche qui s'écroulera sous votre compagnon, aussi illustre soit celui-ci. Inconscience et fanatisme d'une belle " bête à grimper ", diront certains. Pure application d'une volonté tendue à l'extrême, préfère dire l'alpiniste. Peu importe : l'important, au bout du compte de certaines courses, est de passer. Et Diemberger passe !

Les tenants d'un classicisme sans tâche pour la littérature alpine, trouveront leur compte dans cet ouvrage : descriptions de passages extrêmes; récits héroïques; historiques de conquêtes, ces procédés littéraires sont désormais connus. Mais il y a plus. Il y a ce qui manque justement à tant d'ouvrages - même parmi les plus récents - où des grimpeurs ont entrepris de se raconter. Les récits de courses forment bien sûr la toile de fond. Mais ce livre, après n'y avoir vu qu'un banal assemblage de descriptions d'itinéraires, on découvre qu'il est surtout le récit d'une vie tout entière consacrée à la montagne et où se mêlent enfin ce qu'ignorent ou font semblant d'ignorer d'autres grands alpinistes : les basses contingences matérielles telles que l'argent, les rivalités et les jalousies, l'amour ou le travail.

Cependant le livre de Diemberger, parce qu'il sort d'un ordinaire qui trop souvent se réduit pour le consommateur de littérature alpine à l'éternel sandwich " parois impossibles - piton ne tenant qu'à peine ", ce livre marque bien les limites du genre. Quand l'exploit est vraiment hors du commun, la description la plus dépouillée suffit. Dès que la montagne devient sans histoire, il faut non plus la décrire, mais dire comment elle est vécue. C'est bien ce que fait Diemberger, souvent avec beaucoup d'humour. Au-delà, il faut sortir du genre, inventer une autre forme de récit. Là, aujourd'hui encore, tout est à faire.

Mais, même si l'on se limite à ce type d'ouvrage, encore faut-il, pour qu'il intéresse, que l'auteur vive sa montagne d'une manière absolument originale. Or le personnage de l'alpiniste surhomme au moral inflexible (le moral autrichien, justement) est aujourd'hui plutôt connu. Et la première impression est celle de trouver, non le portrait d'un homme, mais bien plutôt celui d'une catégorie d'alpinistes dont on finit par avoir un peu trop entendu parler.

Ne soyons pas trop sévères. Si l'on enlève les pentes de glace quasi verticales, les pitons incertains, les mousquetons qui claquent, les tempêtes épouvantables, il reste : de très bonnes pages dont on retiendra surtout le récit de l'ascension du Broad Peak (le plus beau passage du livre) ; des analyses à la fois simples et d'une grande finesse; un haïku presque parfait; et le témoignage d'un homme attachant qui, parce qu'il a été de ceux qui ont construit l'histoire de l'alpinisme, ne pouvait manquer d'intéresser.

Luc CENIZE.