CRITIQUES DE LIVRES
LA BARRE DES ECRINS
Henri ISSELIN.
Arthaud, éditenr à Paris, Grenoble - N° 23 de la Collection Sempervivum
240 pages de texte, 24 pages d'illustrations .
(Revue " La Montagne" - No 368, 1954)
La Barre des Ecrins... Pour ceux qui ont fait en Oisans la découverte de la montagne, il n'est pas de nom plus provocateur. Dès l'aube de notre vie alpine, nous avons reçu des Ecrins la révélation des formes et des beautés singulières propres à la haute montagne : rayonnantes splendeurs des immensités neigeuses vertigineuses, des murailles rocheuses dans ce qu'elles ont de plus exaltant et de plus inquiétant. Et la Barre des Ecrins nous offre en quelque sorte à l'état de perfection les deux faces de ce double visage, comme schématisées et confrontées en une de ces antithèses chères à Victor Hugo - glacier Blanc, glacier Noir... lumières et ombres.. - Nulle part les lumières ne sont plus pures que sur cette face Nord reflétant un ciel déjà méridional, nulle part les ombres ne sont plus profondes que celles qui cisèlent les abîmes du Versant Sud-Est. Nulle montagne aussi ne présente une architecture aussi harmonieusement ordonnée que le Dôme de Neige vu du vallon de Bonne-Pierre.
Ces visages des Ecrins, nous les retrouvons, tels qu'ils nous sont apparus, à la lecture de l'ouvrage de M. Henri Isselin. L'auteur, qui doit beaucoup aimer son sujet, a réussi à nous rendre sensibles les aspects divers de cette montagne enclose au coeur d'un massif sauvage et qui ne se révèle qu'à ceux qui l'ont méritée par une approche pénible. C'est ainsi qu'il a su recréer l'atmosphère toute particulière du glacier Noir et que, dans ce cadre, il a également su faire revivre les acteurs. En décrivant des ascensions qui ont beaucoup de ressemblances entre elles, Heuri Isselin a évité la monotonie et pour chacune d'elles a trouvé le détail qui éveille l'intérêt... Reynier, Gussfeld et Burgener, les Vernet, Stofer, Frendo, Gurékian, Franco et Jeanne Franco, tous ces explorateurs du versant Sud-Est agissent devant nous et nous participons à leurs luttes, à leurs échecs, à leurs victoires.
Ainsi j'ai bien cru voir la silhouette fantômatique de Stofer, à moins que ce ne soit celle de Gurékian, suivre solitaire la crête de la fameuse moraine, presque fondue dans les ombres de la nuit, se hâtant vers quelque mystérieux rendez-vous avec l'Aventure qui, ici, se nomme volontiers avalanche ou chute de pierres. Quant aux Vernet... Est-ce parce que j'ai fréquenté Ailefroide à une époque où soudain cette rumeur éclatait : "les Vernet sont arrivés" qu'ils sont pour moi inséparables des Ecrins, du glacier Noir en particulier. Chaque année les ramenait et chaque année l'annonce de leur venue était accueillie avec respect et admiration, comme l'annonce du retour du seigneur dans ses terres. Et en vérité le glacier Noir était leur fief.
Si l'exploration du versant du glacier Noir a justement retenu plus longtemps l'auteur, La Barre des Ecrins n'en relate pas moins la conquête de toutes les faces, de toutes les arêtes du sommet principal et de ses satellites. Cela nous vaut des chapitres d'un vif intérêt comme ceux se rapportant à la première ascension du versant de Bonne-Pierre du Dôme de Neige par la cordée Dibona-Mayer.
Le style même de l'ouvrage est particulièrement sympathique. Le titre pouvait annoncer une froide monographie bourrée de considérations hautement scientifiques sur la géologie, la géographie ou l'histoire. Mais, dès une courte préface, l'auteur nous rassure "Cet ouvrage n'est que le récit des rapports qui lièrent les hommes à l'un des plus grands sommets de la chaîne des Alpes". Il a tenu parole et tout au long du livre nous sentons sourdre une chaude présence humaine. Je ne puis résister au plaisir de citer les deux phrases qui terminent l'ouvrage : Quel trésor inconnu se dissimule donc sous ces pierres banales sans cesse brisées par la foudre ? Sans doute ce trésor est-il inépuisable puisque chacun en recueille sa part et que les suivants ne le trouvent point amoindri.
Ce trésor, Henri Isselin nous le fait entrevoir. C'est le meilleur compliment que nous puissions lui faire.
Henri LAULAGNET .