CRITIQUES DE LIVRES

EIGERWAND/COMBATS POUR L'EIGER, par Toni Hiebeler
LA FACE NORD DE L'EIGER, par Heinrich Harrer

 

 

Wilhelm Limpert, Frankfort
Denoël, Paris

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 52, Avril 1965)

"Une montagne exceptionnelle, des hommes exceptionnels", tel pourrait être le sous-titre de chacun de ces deux livres qui viennent de paraître presque en même temps, le premier en langue allemande, le second en langue française; un sous titre plus conforme à l'habituelle retenue des milieux alpins que celui d'Hiebeler Der Tod klettert mit (La Mort grimpe avec eux), trop outrancier à mon goût bien qu'hélas non démenti par les statistiques (43 à 45 cordées victorieuses, mais aussi 25 morts en fin 1963).

Mais comment tout cela est-il arrivé et surtout quels sont ces hommes qui ont vécu dans la paroi ces heures exaltantes ou tragiques ? Pour les faire revivre dans leur lutte, pour les comprendre et nous les faire comprendre, il fallait avoir vécu leur aventure, avoir soi-même partagé leurs heures de triomphe, de doute ou même de crainte et la valeur de témoignage de ces livres vient avant tout de l'étonnante personnalité des auteurs, tout à la fois familiers de l'Eiger et frères spirituels des héros qu'ils mettent en scène et dont beaucoup furent leurs camarades ou même leurs amis.

Ainsi, très semblables par leur accent de profonde vérité, ces deux ouvrages n'en sont pas moins différents et, par certains côtés, complémentaires : appartenant à des générations distinctes, Harrer et Hiebeler ont vécu des expériences différentes, comme des protagonistes différents.

Chez Harrer la partie la plus vivante est l'histoire de la conquête, oeuvre collective s'il en fut : la paroi peu à peu explorée dont les défenses tombent l'une après l'autre, le destin étonamment contraire qui aboutit à la catastrophe de 1936 et enfin le triomphe qui semble exorciser la montagne maudite.

Tout cela occupe la moitié du livre, récit vivant, et qui nous rend proches et familières d'étonnantes figures comme celles d'Hinterstoisser ou de Toni Kurz, l'homme qui ne capitula jamais.

Dans le reste de l'ouvrage, l'acteur, ou le témoin, fait place à l'historien perspicace et lucide qui sait voir et juger, et, en épilogue, nous livre le fond de sa pensée : "Ce qui importe ce n'est pas tant ce que l'on fait, mais comment on le fait, et aujourd'hui comme hier c'est le caractère de l'homme qui décide de ce comment". On croirait entendre Saint Exupéry.

Plus jeune d'une génération, Hiebeler est un témoin de notre temps... Alpiniste mais aussi cinéaste et journaliste, il connaît l'Eiger depuis dix ans au moins, et depuis ce jour est sentimentalement attaché à sa paroi nord, comme à ceux qui y ont lutté et cela nous vaut un récit particulièrement attachant et plus chargé de "suspense" que bien des romans d'aventures, plus prenant aussi parce que plus vrai...

Donnant, lui aussi la prééminence au "comment", il cherche à comprendre le caractère et les raisons des protagonistes qui sous sa plume deviennent nos amis comme ils furent souvent les siens, des amis dont le sort. parfois nous inquiète au point que je me suis surpris à consulter bien vite les listes finales pour savoir si, en fin de compte, ils comptaient parmi les vainqueurs ou les victimes.

En un sens, Hiebeler écrit une chanson de geste de notre époque, mais une chanson de geste qui serait vraie... S'élevant parfois au niveau d'une tragédie antique quand la main du Destin parait seule conduire des hommes comme Adi Mayr et Diether Marchart, elle ne dédaigne pas les détails typiques ou amusants qui collent à la vie et précisent les caractères... et c'est par exemple l'histoire de deux hommes bien entraînés mais aussi fort occupés, qui en cinq jours et trois bivouacs, réalisent l'ascension "non stop" d'Innsbruck à Innsbruck via la paroi de l'Eiger et une bonne demi journée d'auto. A côté de ce type "américain" l'on trouve aussi le type "vagabond" qui descendant de l'Eiger, ne retrouve l'appétit, et quel appétit, qu'en apprenant que le dîner leur était offert. Leur ascension avait d'ailleurs commencé sous des auspices macabres : arrivés le soir, ils avaient été tout heureux d'accepter un lit offert de bon coeur par un jeune compagnon menuisier, mais lit placé dans un coin de l'atelier où le patron stockait sa principale fabrication du moment... des cercueils... On devine leur tête le lendemain au réveil !

Dans le déroulement des actions, l'Eiger apparaît aussi tel qu'il est : montagne essentiellement changeante, clémente aux uns, dure aux autres et, en fin de compte, plus dangereuse encore que difficile. Le moral et l'expérience y comptent plus encore que la pure technique et seuls peuvent l'affronter des alpinistes très complets et de toute première force, et c'est sans doute ce qui fait son attraction et sa grandeur.

Louis NELTNER


COMBATS POUR L'EIGER

par Toni Hiebeler, traduction de Monique Bittebierre.

Arthaud, Paris, Grenoble

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 54, Octobre 1965)

Ayant dit tout récemment le plaisir que m'avait procuré la lecture de l'original en allemand, je ne puis que me réjouir de voir ce texte mis à la disposition du lecteur français. La traduction est agréable à lire et les photos, par leur choix et par leur nombre, comme la présentation de l'ouvrage, sont honorables, sans toutefois atteindre - et de loin - la qualité de l'édition allemande.

Une regrettable erreur typographique dans la récapitulation finale fera sourire ou indignera, selon son tempérament, le lecteur assidu qui épluche les textes : 1 au lieu de 11 grimpeurs français ayant réussi la redoutable paroi. Cela toutefois n'est qu'un détail et je vise surtout l'impression générale laissée par l'ouvrage : le livre allemand donne beaucoup plus l'impression de "fini", mais cela tient peut être aux conditions de l'édition dans les deux pays, et pour porter un jugement équitable il faudrait connaître et comparer les tirages et les prix.

Louis NELTNER.


COMBATS POUR L'EIGER (édition 1966)

par Toni Hiebeler, traduction de Monique Bittebierre.

Arthaud, Paris, Grenoble

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 63, Juin 1967)

Voici quelques années déjà, Toni Hiebeler, vainqueur hivernal de la face nord de l'Eiger avait entrepris de nous conter en alpiniste, 10 ans d'histoire de la paroi et j'ai déjà eu l'occasion de dire tout l'intérêt de ce livre... II vient maintenant de le remettre à jour pour terminer sur la directissime hivernale qui vit la mort tragique de John Harlin et dont le caractère, par certains côtés insolite et publicitaire, a suscité des réactions diverses. A mon sens, et je le dis tout net, les compléments ainsi ajoutés ne sont pas de la même veine que l'oeuvre originale. Trop souvent l'alpiniste y cède le pas au publiciste et la chose est particulièrement sensible dans la chronologie quotidienne de l'hivernale 66 où il est autant, sinon plus, question de dessous financiers ou de ragots d'hôtel que d'ascension, ascension qui d'ailleurs paraît souvent se réduire à de monotones "travaux forcés" de pitonnage et pose de câbles. Après ces fastidieux préliminaires à cheval sur deux saisons et étirés tout au long d'un grand mois, l'aventure alpine finit par reparaître lorsque la a voie ferrée "patiemment établie sur les 3/4 de da paroi s'étant trouvée coupée, l'équipe de tête a dû finalement affronter seule la montagne et ses problèmes" malheureusement le livre est quasi muet sur ces heures de vérité...

Mais si l'on veut lire entre les lignes l'on devine derrière cette monotone façade la tragédie personnelle de John Harlin, ce "pèlerin de l'Absolu", peu à peu occupé à composer avec la publicité et l'argent pour finalement tomber victime d'un accident mécanique le long de ces cordes fixes qui lui répugnaient.

L'on a parlé et l'on parlera encore de cette voie nouvelle qui, selon quelques-uns marquerait le point final des efforts déployés dans la muraille depuis plus de 30 ans.

Certains toutefois remarquent que la façon de faire vaut souvent mieux que le résultat obtenu, et ajoutent aussi que la directissime estivale reste à faire, car l'itinéraire 1966 balayé par les pierres durant la belle saison est alors impraticable. D'autres enfin renchérissent sur l'éloge et soulignent que cette ascension fut une première à bien des titres : par sa durée d'abord (plus d'un mois), et le fait qu'elle fut mixte puisqu'à cheval sur deux saisons, par le fait surtout qu'elle a vu deux cordées voisines s'ignorer totalement et se montrer plus rivales qu'amies, à l'instar des coureurs du Tour de France, et pour les mêmes raisons, à savoir les contrats financiers en jeu.

Pour moi je me prends à rêver du temps où l'alpinisme n'était pas seulement un sport.

Louis NELTNER.