CRITIQUES DE LIVRES
EIGER, 30 jours de combat pour la Directissime, par Jörg Lehne et Peter Haag
LA DIRECTISSIME DE L'EIGER, par Peter Gillman et Dougal Haston
Hatier Paris
Seuil. Paris
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 65, Décembre 1967)
L'idée de gravir directement la face nord de l'Eiger date des premières tentatives. Les Munichois Sedlmayr et Mehringer en 1935 eurent l'audace et le mérite de mener ainsi l'essai qui devait leur coûter la vie : ils attaquèrent à l'aplomb même du sommet et, au dessus du bivouac de la mort, ils s'élevèrent directement vers l'Araignée, d'au moins 60 m. On le sait aujourd'hui de façon sûre, parce que le Viennois K. Reiss a retrouvé leurs pitons en 1952. L'attaque suivant le tracé qui fut retenu par les auteurs de la directe avait été envisagée par d'autres, en cette même année 1935, mais qui n'essayèrent pas, les conditions étant défavorables pour ne pas dévoiler leur idée : déjà, comme aujourd'hui, il était impossible de faire un pas vers ou dans la face nord de l'Eiger sans se faire repérer.
Tirant la leçon des expériences de 1936 et de 1937, la splendide réussite de 1938 suivit, avec un jugement très sûr, la ligne de moindre résistance. L'idée de gagner l'Araignée directement depuis le bivouac de la mort fut essayée à nouveau en 1952. Et, en 1961, l'ouverture d'une voie directe complète fut tentée, en suivant au départ la voie Sedlmayr et Mehringer qui n'avait plus été empruntée.
Les auteurs de la directe de 1966 ont retenu une attaque différente, qui avait le mérite d'être nouvelle et d'entrainer une voie entièrement distincte. Sans s'être concertés, le groupe allemand animé par J. Lehne et P. Haag et le groupe anglo américain dirigé par J. Harlin avaient retenu ce même tracé d'itinéraire, sans doute aussi parce qu'il paraît assez sûr sur la presque totalité de son parcours.
Ils avaient également, et d'une façon délibérée, choisi l'hiver, parce qu'ils savaient qu'il donne d'ordinaire des périodes de beau temps sûr assez longues (une dizaine de jours) et que le froid diminue les chutes de pierres. Mais l'hiver de 1966 devait faire exception et trahir leurs espoirs.
Les deux groupes avaient arrêté une tactique différente. J. Harlin entendait équiper tout le bas jusqu'au fer à repasser par une série ininterrompue de cordes fixes puis aller d'une seule traite du fer à repasser au sommet. Les Allemands, au contraire, entendaient ne jamais revenir en arrière, emportant tout le matériel et le ravitaillement : c'est ce qui les avait conduits à constituer un groupe de 8. Le mauvais temps bouscula les plans, les deux méthodes durent être combinées.
Chacun des deux groupes avait fait une préparation très soignée de l'équipement et du ravitaillement.
Au cours d'une rencontre internationale à Trente, à l'automne de 1965, les animateurs de chaque groupe avaient deviné les intentions de l'autre. Mais aucune entente n'avait été recherchée. J. Harlin n'aurait pas été hostile à une coopération, car il n'avait aucun esprit de rivalité internationale, mais il était défavorable à une fusion des deux groupes : il estimait qu'une équipe trop nombreuse perdrait sa rapidité de manoeuvre, il estimait aussi que chacun devait garder sa chance d'ouvrir le premier la voie.
C'est en se retrouvant dans le bas de la face que les deux groupes découvrirent qu'ils avaient retenu la même ligne d'itinéraire. Pour se gêner le moins possible, ils s'efforcèrent d'ouvrir un passage voisin mais différent chaque fois que les lieux le permettaient. Et tout en étant rivaux, ils s'entraidèrent délibérément : d'un commun accord chaque groupe pouvait utiliser les cordes fixées par l'autre. Etrange et remarquable situation que cette solidarité combinée avec la rivalité !
Il semble que John Harlin demeura opposé à la fusion des deux groupes, malgré le souhait des Allemands, malgré celui de ses camarades, malgré l'heureuse coopération du 20 mars pour escalader le sommet du pilier central ouvrant l'accès à l'Araignée. Aurait-il enfin changé d'avis pour l'escalade du mur terminal ? sa mort le 22 mars, alors qu'il montait rejoindre les cordées d'assaut, laisse l'interrogation en suspens.
Plusieurs des Anglo Arnéricains avaient gravi auparavant la face nord, alors qu'ils ne pensaient pas encore à la directe, mais ils avaient cependant pris soin de faire une reconnaissance aérienne. Ils étaient rompus à la technique de montée et de descente des cordes fixes (ce n'est pas un jumar qui coupa la corde de John Harlin, mais une saillie rocheuse). Aucun des Allemands n'avait gravi au préalable la face nord de l'Eiger et c'est sur place qu'ils apprirent à se servir des cordes fixes. La majorité des Allemands resta très longtemps dans la paroi (trois y passèrent 22 nuits de suite !), sans descendre se reposer à la Scheidegg.
Finalement les cordes fixes montèrent pratiquement jusqu'à la Mouche, c'est-à dire beaucoup plus haut qu'il avait été prévu : ce fut la conséquence du mauvais temps presque continuel qui fit que l'ascension prit au total 30 jours.
Au dessus de la Mouche, le petit névé situé au pied du mur terminal, le groupe de tête, constitué en partie par les circonstances, força la voie vers le sommet, tandis que les autres descendaient en déséquipant la montagne : en cas de drame, ils seraient venus par le haut à l'aide de leurs camarades. II fallut trois jours pour gravir le mur terminal, haut de 300 mètres, en pleine tempête. Ce fut un combat pour la vie, l'un des plus sévères qui ait jamais été livré en alpinisme, sur un terrain extrêmement raide et désagréable : d'abord des rochers à la fois peu munis de prises et désagrégés, une absence complète de relais véritables.
On sait que cette entreprise a suscité de nombreuses polémiques ; la bonne foi en était souvent absente. C'est pour cela que nous avons tenu à marquer ici avec netteté les faits, qui avaient été si souvent déformés. Mon opinion personnelle est catégorique : j'estime que la voie directe était un des problèmes les plus tentants. Combien d'alpinistes n'y ont ils pas pensé ou rêvé depuis 1935 ? Des alpinistes ont eu bien raison de l'aborder et de le résoudre. Je suis de ceux qui applaudissent.
Certes, et cela n'est pas plaisant, il a été fait appel à beaucoup de pitons et de cordes fixes. Comme s'il s'agissait d'une expédition. Laissons de côté les grands sommets himalayens et leur problème spécifique, si grave, de l'altitude. Mais avait-on agi différemment sur les sommets secondaires difficiles de l'Himalaya ou sur les sommets ou les voies difficiles des Andes, où le problème de l'altitude était moins aigu ? Regardons les faits avec objectivité : avec 1 600 m depuis l'attaque, la face nord de l'Eiger est exceptionnellement haute et posait ainsi, surtout en hiver, des problèmes assez analogues.
Oui, j'ai avancé l'expression de "goût amer" . Et je la maintiens. Mais on peut l'avancer aussi pour les expéditions. Dans ses récits, plus encore dans ses conversations, Lionel Terray l'avait fait. L'équipement, l'organisation sont les servitudes de ces entreprises, mais un mal et un moyen nécessaires. Chaque alpiniste de grande classe cherche toujours le minimum de moyens, le dépouillement de l'action. Et ce goût amer, sans forcer les textes, je le sens dans les deux récits de la directe. II n'empêche, passer où d'autres n'ont pas passé, ouvrir une grande voie nouvelle, il faut l'avoir vécu pour le savoir, est une joie incomparable. Les auteurs de la directe ont souffert de l'emploi de tant de matériel, des portages interminables et si pénibles. Ils ont eu le coeur bien accroché pour surmonter ce dégoût, pour surmonter aussi l'adversité d'un mauvais temps exceptionnellement tenace. La fin a été admirable de courage, d'esprit de combat. Les grimpeurs se sont élevés au dessus d'eux mêmes : cette fin les a récompensés et les a justifiés de tout.
Les récits ne sont pas tout à fait à la hauteur de cette entreprise épique. Celui des Allemands évoque assez bien l'ambiance, c'est à dire le froid, la neige, les efforts, la fatigue, mais l'action demeure peu précise, les passages sont entourés d'une sorte de halo, les personnalités ne sont pas marquées. Mais les photos, en noir et en couleur, sont exceptionnelles : ce sont elles qui vous transportent au coeur de la directe. G. Magnone et P. Mazeaud ont écrit chacun respectivement une préface et une postface qui situent bien l'entreprise pour la jeune génération.
Le livre britannique souffre de la collaboration d'un journaliste, qui est pourtant très honorable. C'est que le récit de l'extérieur n'a pas la tension de l'authenticité, même maladroite. Dougal Haston en fait la démonstration lorsqu'il dit lui même la fin, cette fin dramatique où il conduisit, avec un talent et un sang-froid extraordinaires, la seconde cordée dans le mur terminal. Alors, nous sommes auprès de lui et vivons avec lui.
Comme hier H. Harrer, le livre britannique présente le problème de la face nord de l'Eiger en se faisant un piédestal d'appréciations incompétentes, qu'on se plaît à démonter, puisées dans la presse alpine ou autre, ici britannique ou suisse. Je n'arrive pas à comprendre que des novateurs se soucient des médiocres. L'orgueil, ici, serait une vertu.
Lucien DEVIES.