CRITIQUES DE LIVRES
ETOILES ET TEMPETES
Gaston REBUFFAT.
Arthaud, éditeur à Paris, Grenoble. No 24 de la collection Senmpervivurn
147 pages de texte, 37 planches d'illustration, 7 croquis, 1 carte
(Revue " La Montagne" - No 367, 1954)
"La littérature alpine se répète... le véritable alpiniste n'a que de très faibles dispositions pour s'exprimer..." disait naguère Jacques Lagarde, et, malgré tout l'intérêt et la sympathie qu'elles inspirent, ce ne sont pas les oeuvres d'un Eric Shipton, d'un Armand Charlet ou d'un André Roch qui effaceront ce jugement. Mais un vent nouveau s'est levé, un vent qui débride les complexes, balaie la poussière du conformisme, donne libre cours à l'enthousiasme. Sans crainte du ridicule, l'alpiniste-écrivain ose aujourd'hui s'afficher. Il écarte aussi bien la fausse réserve britannique - 1' "understatement" - et la sécheresse chronologique et objective, que l'emphase romantique, les "affreux monts" et le "sacrifice suprême". Un nouveau lyrisme est né, qui éclaire et rajeunit le thème éternel de l'alpinisme, l'Homme et la Montagne. Chacun a son style propre, bien sûr, son instrument de musique favori : l'un joue en sourdine et s'exprime en confidence, l'autre préfère le grondement des grandes orgues. Mais tous s'élèvent au-dessus du simple récit de course, et, en livrant leur âme, créent une atmosphère poétique.
Gervasutti a donné le branle avec "Montagne, ma vie" un frémissement contenu, une sensibilité de poète, la poursuite d'un idéal qui s'élève à chaque pas que l'homme fait pour l'atteindre, font de son livre une cantate aux accents voilés.
Heckmair, au contraire, embouche les cuivres. Ses victoires sont chèrement acquises : il faut un tumulte wagnérien pour les célébrer.
Le lyrisme de Rébuffat est plus étudié. Son chant cristallin résonne en majeur. Une pointe d'emphase méditerranéenne enflamme le récit comme le dernier rayon de soleil vient dorer la protogine à l'heure du bivouac. Loin d'être un pur état d'âme, l'enthousiasme de l'auteur se fonde sur des sensations et sentiments précis. La montagne n'est pas une divinité romantique, adorée ou redoutée, mais d'abord du rocher, avec son grain et son odeur, de la neige, avec sa ouate qui étouffe les bruits, ou ses coulées glaciales, un ciel, avec ses étoiles qui "brillent trop crûment". La course faite avec un compagnon n'est pas tant une aventure, un itinéraire ou un horaire, que l'occasion de forger une amitié, ou de procurer un plaisir à un ami.
Plaisir, le mot revient souvent. Tout semble source de plaisir à Rébuffat en montagne, du moment qu'il est lancé dans une belle course avec un compagnon qui lui fait confiance. Pratiquer ainsi l'hédonisme sous les cataractes du Piz Badile ou les avalanches de neige de l'Eigerwand peut paraitre surprenant et, comme dit Gervasutti, il faut être un peu poseur pour prétendre qu'un bivouac en haute montagne est toujours une volupté. Mais, l'instant d'après, Rébuffat nous convainc : son amour de la montagne, son désir de faire participer les autres à cet amour, sa joie lorsque le compagnon a trouvé l'équilibre des sens, de l'esprit et du coeur, ne sont pas des sentiments surfaits.
Le livre est composé comme un ample concerto, et on appréciera particulièrement l'exquis adagio qui s'appelle Cima Grande di Lavaredo.
Le souci didactique de l'auteur, ses magnifiques photographies, la belle impression, contribuent à faire d'Etoiles et Tempêtes un livre qui, complété par l'Apprenti Montagnard, deviendra le grand classique des jeunes générations au même titre que les Escalades de Mummery il y a cinquante ans.
Jacques TEISSIER du CROS.