CRITIQUES DE LIVRES
EVEREST SANS OXYGÈNE
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par Reinhold Messner.
Arthaud, Paris, Grenoble.
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - N°2 - 1979)
Tiens ! Arthaud fait peau neuve ! Une bien jolie peau ma foi. Un souffle nouveau semble avoir rajeuni la vieille maison, du moins si j'en juge par le premier volume de la collection "Altitudes" dirigée par Michel Schulman. Bravo donc à Danielle Huguenin pour cette maquette appétissante et bravo au photographe (J. Ullal) pour le portrait du grand Messner. Portrait étonnant : la barbe de plusieurs semaines, le nez pelé par le soleil, les lèvres gercées, les dents à peine brossées; voilà bien un visage marqué par les épreuves. Quant au bandeau sur les cheveux, il est irréprochable et vous, fiers alpinistes, peut être serez-vous, comme moi, pleins d'admiration pour cet alpiniste qui a soigneusement évité, tout au long de ces rudes journées d'ascension, d'essuyer ses mains sales (comment voulez-vous ouvrir une boîte à sardines ou de corned beef sans avoir les mains grasses...) et de transpirer dans ce joli foulard. A moins que le foulard n'ait pas fait l'Everest... Alors, pourquoi le foulard ?
Mais pour la photo pardi !
C'est à dire, pour vous, les lecteurs, pour le plaisir de vos yeux.
Hé farceur ! Crois-tu que nous, les besogneux, les essoufflés, les agrippés, nous qui, même sans appareil, ne trouvons pas assez d'oxygène au dessus de 3.500 m, nous qui, lorsque personne ne regarde, cédons à la tentation du piton, nous qui, sans l'avouer, sommes désespérés à la pensée que certaines de nos escalades favorites sont en voie de normalisation sous l'égide de quelques prophètes et que les "points d'aide" nous seront désormais minutieusement comptabilisés ?
Non, nous ne comptons pas aux yeux de ces quelques grands de l'alpinisme dont les exploits, s'ils ne nous surprennent plus, nous remplissent toujours d'admiration.
Mais si ! Vous comptez et Messner aussi ! Pas dans le même sens bien sûr : vous dans le sens "je suis compté" et lui dans le sens "je sais compter".
La preuve ? le foulard. Et tout le reste : le magnétophone miniature, les articles, les livres et, j'allais oublier le plus important, le "sans oxygène".
C'est pour vous, pour vous le raconter que Messner a accompli ce qu'aucun alpiniste n'avait encore réussi.
Si cet exploit avait dû, pour une raison ou pour une autre, rester secret, si son auteur n'avait eu la possibilité d'en parler à quiconque, l'aurait-il tenté ? Bien sûr, c'est mieux. Mais là encore, il faut s'entendre sur le mieux. C'est mieux que les autres, c'est plus fort, c'est un degré de plus dans la difficulté.
Mais est-ce mieux sur le plan de l'esthétique ou plus simplement de la déontologie alpine !
Messner s'emploie longuement à nous en faire la démonstration : "L'aventure s'affadit dès que l'ambition de l'homme fait appel à la technique et la plus haute montagne rapetisse dès qu'on y vient rôder avec des centaines de porteurs, de pitons, des appareils à oxygène". II va même jusqu'à proférer cette condamnation : "Une bouteille (que les vieux guides chamoniards se rassurent, l'auteur ne le précise pas, mais il s'agit seulement d'une bouteille d'oxygène... !) suffit à faire rétrograder l'Everest au rang d'un six mille".
II serait facile, à de tels arguments, d'opposer les confidences de l'auteur lui-même (page 148) : "Je porte des sous-vêtements de soie, un ensemble en angora, un survêtement d'une seule pièce en duvet, des chaussures à double tige et des guêtres en néoprène fortement isolant, trois paires de gants, deux bonnets, des lunettes de glacier. J'ai une réserve dans mon sac : une paire de gants, un bonnet et des lunettes".
Non, vraiment, on ne peut pas dire que Messner, comme tous les autres, n'a pas lui aussi, largement fait appel à la technique et, pour être irréprochable, il aurait dû se résoudre à considérer l'Everest comme une montagne pour un homme nu !...
II ne s'agit pas, bien sûr, de dévaloriser l'exploit : l'Everest sans oxygène, il faut le faire, et j'entends d'ici bougonner celui qui s'est imposé par ses réalisations comme le champion du monde de l'alpinisme. "II n'a qu'à essayer ce plumitif minable et il verra si c'est facile d'arriver en haut de l'Everest sans bouteille !".
La question n'est pas là : l'économie générale du livre Everest sans oxygène, à commencer par son titre, situe cette vingtième ascension de l'Everest dans un contexte particulier : celui d'une conception personnelle de l'alpinisme. Rien à dire à cela.
Mais les considérations d'ordre éthique, lorsqu'elles prennent l'allure de préceptes moraux voire de condamnation, relèguent les autres dans une situation d'infériorité intolérable.
Pourquoi intolérable ? Parce que cette hiérarchie sans cesse réajustée (au gré des nouvelles conceptions : Messner est né trop tard pour prétendre faire la première de l'Everest ; il n'avait donc plus le choix, il lui fallait trouver une autre première) est le nerf d'un commerce, celui du champion, du héros.
"L'homme canon" qui se faisait projeter en l'air tel une fusée, le "plongeur fou" qui s'élançait du haut d'un tremplin de plusieurs dizaines de mètres et se recevait, torse en avant, sur un plan incliné (c'était au siècle dernier et il a trouvé la mort), pouvaient vendre directement, sinon leur peau, du moins leur peur : il leur suffisait de rassembler les spectateurs dans un cirque et de leur vendre pour dix ou vingt francs de frisson.
Dans le cas de l'alpinisme, le problème est plus compliqué car il n'existe pas de cirque assez grand pour contenir l'Everest, alors le spectacle est retransmis en différé par les films ou par les livres. Pour qu'il y ait spectacle, il faut du sensationnel et pour qu'il y ait du sensationnel, il faut une surenchère...
Voilà pourquoi, fiers alpinistes, vous les modestes quadrogradistes, vous comptez, car fort heureusement, vous êtes médiocres et il en faut des médiocres pour qu'existent les héros !...
II n'empêche que l'Everest a bien été gravie sans oxygène. C'est une date importante dans l'histoire de l'alpinisme et ce livre en est le témoignage, témoignage un peu décevant tout de même ! Reinhold a pourtant du talent, il l'a prouvé dans ses ouvrages précédents, mais il est difficile de faire plusieurs choses à la fois, en tout cas de les faire à la perfection.
Messner a poussé l'art de l'alpinisme à un degré proche de la perfection, peut-être a-t-il manqué de temps pour cultiver celui du récit.
II faut dire à sa décharge qu'il grimpe beaucoup et que, pour vivre de l'alpinisme, il faut faire autre chose que grimper : écrire par exemple.
Yves BALLU.