CRITIQUES DE LIVRES
BATAILLE POUR LE JANNU
par Jean Franco et Lionel Terray.
Gallimard, Paris.
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 54, Octobre 1965)
Jean Franco et Lionel Terray rendent compte, dans ce livre, de la bataille que leurs équipes ont livrée au Jannu. Le vocabulaire militaire s'est répandu dans la littérature alpine française après la guerre de 1914. Les anciens combattants constituaient à cette époque un modèle exemplaire de héros. Ils transposèrent à l'alpinisme les mots dont ils se servaient dans les tranchées, et leurs cadets continuèrent instinctivement à se vêtir de leurs couleurs.
Mais, au delà du vocabulaire, il y a l'esprit. Peut-on vraiment considérer le Jannu, si redoutable soit-il, comme un ennemi que l'on pourfend après l'avoir investi ? Si cela est vrai, l'alpinisme se déforme singulièrement au delà des mers. Les sanctions de notre sport, ses pénalités, disait Mummery, ne doivent pas le transformer en une épreuve surhumaine telle que les guerres modernes en font subir aux combattants. Et comme fort heureusement, ceux qui partent en expédition n'ont pas l'air de martyrs, on peut conclure aux termes abusifs.
Cette réserve faite, ce récit des deux expéditions est clair et objectif. Il ne fait, du reste, que reprendre les péripéties que le public connaît bien, après avoir assisté à la présentation des films et aux conférences. La topographie de la montagne, la forme de ses arêtes et de ses faces, se déduisent aisément des croquis et des photographies. Sans être exceptionnelles, celles-ci sont fort belles, et parfois émouvantes. Enfin, cette évocation de ce qui fut le sommet de la carrière de notre ami Terray ne peut que bouleverser ceux que sa fin tragique laisse pour ainsi dire désemparés.
Le récit, à vrai dire, tire autant son intérêt
de la description de la marche d'approche à travers les plus belles montagnes
et de sa conclusion, que des péripéties de l'ascension proprement
dite. On sait que la technique et la mécanisation ont déshumanisé
le travail. "Elles ont plus supprimé d'emplois pénibles
qu'elles n'en ont créé
d'odieux " (Louis Armand), mais souvent, à l'usine, des ingénieurs
ont oublié que le caractère impersonnel du labeur était
plus pénible que son poids.
De même, en alpinisme, la description de l'emploi des moyens matériels finit par prendre le pas sur celle de l'ascension, et plus encore dans l'Himalaya, ligoté de cordes fixes sur lesquelles repose le succès des grimpeurs transformés en scaphandriers. On se sent heureux d'apprendre qu'un sherpa peut atteindre le sommet sans apporter son oxygène avec lui.
Cet énorme déploiement de moyens, cette organisation d'ailleurs parfaite, chef d'oeuvre d'alpinistes intelligents, suscitent surtout chez le lecteur non montagnard un certain sentiment de gêne. Cette "conquête de l'inutile" est loin d'être gratuite, et nous avons entendu d'assez vives critiques à ce sujet, et même des propos scandaleux à l'occasion d'événements tragiques. La nature de l'homme est ainsi faite que l'on préfère les succès de l'instinct à ceux de l'intelligence.
Les alpinistes doivent prendre conscience que le risque gratuit est en général totalement incompris de la foule. L'approbation qu'ils récoltent de la salle Pleyel ne doit pas faire illusion. On admet parfaitement le richissime matador, on s'apitoie sur le sort d'un jockey alors qu'il est payé parfois plus de 100 000 Francs pour une seule course gagnée, mais on considère le grimpeur comme un fou. Lorsque l'alpinisme était un sport quasi individuel et sans retentissement, ceci n'avait pas d'importance et pouvait légitimement se traiter par le mépris. Mais si l'on choisit de répandre largement par le livre et le film les récits de nos joies, on suscite des critiques souvent inspirées par des sentiments assez bas, mais auxquelles il faudrait répondre. C'est cette insuffisance de justification qui est le seul point faible de ce beau livre. Les alpinistes n'ont pas besoin qu'on leur fasse comprendre la joie des vainqueurs du Jannu (puisque vainqueurs il y a), et ils ont délégué les meilleurs d'entre eux pour leur rapporter ce trésor. Il faut malheureusement admettre que le public, à qui le livre, comme le film, ont permis d'entrevoir cette Toison d'Or, a tendance à considérer ce besoin désespéré de l'homme de s'élever au dessus de lui même comme un gaspillage d'énergie.
Alain de CHATELLUS.