CRITIQUES DE LIVRES
LA MONTAGNE A MAINS NUES
par René Desmaison
Flammarion, Paris
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 84, Octobre 1971)
L'autobiographie n'est pas, en alpinisme, un genre littéraire facile. L'auteur est amené naturellement à une suite de récits de courses (les grandes courses qui justement justifient à ses yeux l'écriture du livre) et se trouve obligé d'éviter "l'attristante monotonie qu'engendre, pour Giancarlo de! Zotto, l'incessant retour des thèmes de la littérature alpine traditionnelle" (voir Alpinisme moderne). Aussi est-ce avec curiosité que l'on attend généralement un tel ouvrage : l'auteur aura-t-il réussi, non pas tellement à renouveler le genre, mais plutôt à faire que se dégage de ses récits sa propre personnalité dans toute son originalité ?
Le début de La montagne à mains nues laisse d'abord le lecteur vaguement insatisfait. La publicité faite lors de la parution permettait d'attendre un ouvrage presque parfait. Mais des noms propres "écorchés", un style qui par endroits aurait gagné à être revu, des clichés qu'une relecture "à froid" aurait permis de supprimer donnent l'impression d'une hâte toute commerciale que la petite histoire de l'ouvrage ne dément pas formellement.
Peut être, en ce cas, aurait-il mieux valu éloigner ce livre du climat de polémique qui a entouré sa sortie. Le chapitre d'introduction, au contraire, l'y plonge complètement, et dès la première page. En donnant sa propre version du sauvetage du Dru et en laissant croire qu'il entend ainsi se justifier, René Desmaison perd le bénéfice d'un mépris affiché pour les critiques.
La suite de l'ouvrage peut être divisée en deux parties : avant et après la mort de Jean Couzy, c'est à dire des premières escalades de Desmaison jusqu'à l'éperon nord de la pointe Marguerite, puis de 1958 à aujourd'hui.
La première de ces deux parties ne dissipe en rien le sentiment d'insatisfaction du lecteur. Les récits de courses dans lesquels l'auteur s'attache surtout à décrire ses rapports avec Jean Couzy ne les traduisent qu'imparfaitement. On sait la grande amitié qui liait les deux alpinistes. Et pourtant, bien que René Desmaison laisse apparaître son admiration pour la compétence technique de Jean Couzy, on retire une impression de rivalité un peu hargneuse que l'auteur n'a sans doute pas voulue, mais qui malgré tout imprègne ces pages : comme si l'esprit du premier chapitre s'y était répandu par capillarité...
A partir de la Directissime française à la Cima
Ovest, René Desmaison se lance dans les grandes courses auxquelles lui
et Jean Couzy avaient rêvé. Alors, oubliant enfin toutes les polémiques,
il devient à la fois le grand alpiniste qu'il sait être et un écrivain
qui raconte les plus folles entreprises comme il faut les raconter : avec des
mots simples, qui dans ces cas sont les plus riches. Justification, rancoeur,
phrase sur l'alpinisme hivernal qui prennent à la lumière des
derniers événements une profondeur peut être non prévue,
vous oubliez tout. Le récit vous submerge. Vous vivez la course avec
Desmaison et son compagnon. Comme sur eux, la tempête s'abat sur vous.
L'impossible pourtant arrive : malgré la glace, la neige, le froid, vous
arrivez au sommet. Et là vous vous dites que, si d'autres auraient pu
faire chaque geste qu'a fait Desmaison, bien peu sans doute auraient été
capables de la même audace tranquille. Quand vous fermez le livre, vous
savez qu'on le veuille ou non, René est le plus
fort.
Luc CENIZE.