Pour nous le visage de Giusto Gervasutti est celui du
jeune homme au visage tourmenté, si italien dans ses lignes, que
nous voyons sur la photographie prise à la Dent du Requin. Il rejoint
ceux de la cohorte, hélas si nombreuse, qui, de Paul Preuss à
Jean Couzy et à Lionel Terray (pour ne citer que ceux dont le temps
commence à estomper les traits), jalonne l'histoire de l'alpinisme.
Montagnes ma vie est la peinture d'une carrière plutôt
qu'un recueil de récits. Le livre évoque aussi bien la mystérieuse
poésie du soir que la tempête, le danger, les risques acceptés
ou refusés, la joie de la victoire ou l'amertume de l'échec.
Alors que trop souvent les livres de récits de courses ne relatent
que les grandes performances, l'auteur nous fait ici l'histoire de sa
vocation, de ses premiers pas, de la formation progressive de sa conception
de l'alpinisme. Celle-ci demeure dans la grande tradition, seuls les exceptionnels
dons de Giusto Gervasutti l'amenèrent dans l'élite. Il déploya
une égale maîtrise dans l'escalade sur le calcaire et le
granit, sur le rocher et sur la glace. C'est sur terrain mixte de haute
difficulté et sur la glace que sont ici décrites les grandes
réussites qui ont fait date dans l'histoire alpine : faces nord
ouest de l'Olan et de l'Ailefroide, couloir Gervasutti au Mont Blanc du
Tacul, face est des Grandes Jorasses. Il disparut trop tôt pour
connaître l'Himalaya, mais un intéressant récit d'aventures
en Patagonie nous montre qu'il aurait été un élément
important des grandes entreprises italiennes des années 50.
Il est difficile de déduire de cette oeuvre la position de l'auteur
vis à vis de "l'engagement" pour employer un terme dont
on n'usait pas autrefois; le "fortissimo" n'atteignit la maîtrise
qu'à travers une prudence, un esprit réfléchi et
intelligent qui sont le fait des alpinistes de sa culture. Ce n'était
certes pas un fonceur aveugle. Mais il semble bien avoir parfaitement
compris que, comme l'avait dit Jacques Lagarde, les concessions à
la prudence ne donnent de satisfactions qu'aux parties basses de l'âme.
Je me souviens avoir rencontré en 1937, à Grindelwald, Lucien
Devies et Giusto. Les conditions étaient mauvaises et ils ne voulaient
pas aller au delà d'un certain niveau de risques pour affronter
le "dernier grand problème". Mais il était visible
que la paroi nord leur pesait au fond du coeur; quand fut terminé
cet ouvrage la tempête était déjà déchaînée
sur l'Europe mais ses horribles conséquences étaient encore
à venir. Le mépris de la mort et plus encore le dédain
de la vie qui aidèrent aux ultimes réussites dans les Alpes
n'avaient pas encore révélé la profonde gangrène
dont ils avaient contaminé l'âme de ceux dont le caractère
ne valait pas le courage.
Pour les alpinistes engagés dans la compétition il n'était
certes pas facile de dire "je refuse d'aller jusque là";
la tentation était forte de passer outre aux barrières qu'un
esprit latin rationnel imposait même aux meilleurs. On voit au fil
des pages Giusto Gervasutti calculer exactement ses chances et aller de
l'avant comme à l'Ailefroide ou ruser avec la face est des Jorasses
dans le temps peu sûr et les chutes de pierres. Mais il finit par
paraître le regretter et conclut "Ose, ose toujours et tu
seras semblable à un dieu".
Les leçons de la montagne sont cruelles, le dieu est tombé
alors que la prudence l'emportant, il battait en retraite. Il se dégage
du livre une ambiance de grandeur un peu amère comme si le destin
final était à chaque page déjà présent.
La traduction est très belle. Jamais elle ne trahit l'original.
Cette nouvelle édition qui reprend mot pour mot l'ancienne est
correcte. Par contre, l'éditeur aurait pu se donner la peine de
revoir l'illustration, les photographies de la première édition
étaient juste acceptables pour l'époque, elles sont ici
moins bien reproduites encore.
Alain de CHATELLUS.
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