CRITIQUES DE LIVRES
A MES MONTAGNES
par Walter BONATTI, traduction de Félix Germain.
Arthaud, Paris, Grenoble
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 40, Décembre 1962)
Fougue, enthousiasme. sensibilité, emphase contenue et sincérité tempérée par la recherche du bel effet, tel se révèle au lecteur Walter Bonatti dans les récits de ses plus belles aventures en haute montagne. Sans doute, la main magique d'un traducteur hors de pair n'est-elle pas étrangère a l'éclat de l'édition française de ce livre, magnifiquement illustré de paysages hallucinants. Mais c'est bien le caractère de l'homme qui donne sa force profonde à la pensée et au style.
Il se connaît lui méme et décrit avec talent "ce fébrile enthousiasme, cet instinct tout puissant qui m'appelait à la montagne " : il joue avec brio sur le clavier de ses sentiments personnels, de la sérénité au désespoir. Emotif, il se fait fondre en larmes, suer d'angoisse, trembler de terreur ; artiste, il fait jaillir les piliers de roc, hurler la tempête, chanter les sources ; sensible et courageux, il cultive l'amitié et s'étonne sans amertume devant la haine et la jalousie. Sa conception intellectuelle et morale de l'alpinisme reste dans les limites de l'ambition mesurée, de la réflexion équilibrée, du mépris de la témérité. "Tout est fonction, dit-il, de cette conscience alpine subjective que tout grimpeur doit acquérir pour lui-même et par lui-même. "
Comment, direz-vous, Bonatti, ce sur-homme qui escalada l'éperon de la pointe Walker à 19 ans, survécut à une nuit glaciale à 8000 mètres sur les pentes terminales du K2 en compagnie d'un hunza fou, ramena indemne son client d'une aventure effroyable au pilier du Frêney, et passa 5 jours seul, ensanglanté et épuisé, sur le pilier sud-ouest du Dru, ce surhomme serait au fond un sage ? Eh oui ! et après tout, qu'y voyez-vous de contradictoire ? Certes, il est doué d'une résistance physique à toute épreuve, d'une force exceptionnelle, d'une adresse peu commune, mais ces voies " tracées par sa seule intelligence " ne sont-elles pas devenues les grandes classiques de l'alpinisme moderne ? N'a-t-il pas conservé la maîtrise de soi, la volonté, la lucidité d'un sage dans les circonstances où d'autres ont perdu la tête avant de perdre la vie ?
Mais ce sage est un latin et sa plume s'enflamme. Il ne résiste pas à la tentation du sensationnel ou du "suspense" théâtral. Le terme évocateur mais pudique d'un Gervasutti fait place chez lui au mot emphatique, à la formule percutante. L'inconfort d'un bivouac cède le pas aux " souffrances physiques exacerbées jusqu'au supplice". Et quand il escalade le pilier du Dru, il est empreint de " cette idée que j'ai toujours vécu sur cette montagne, avec pour seul propos de souffrir et de monter vers le sommet inaccessible, éternellement". Il faut sa richesse verbale et celle de son traducteur pour peindre toutes les formes de la peur, de l'inquiétude à la terreur, en passant par l'effroi, la stupeur et l'angoisse.
Abandonnez-vous, livrez-vous au jeu qu'il vous propose, tremblez avec lui; frémissez de joie, pleurez de ses échecs et triomphez de ses succès, et vous serez avec lui saisi d'enthousiasme pour la montagne et pour Bonatti.
Jacques Teissier Du CROS.