CRITIQUES DE LIVRES

MONTAGNES DU MONDE 1958-1959

 

 

Fondation Suisse pour l'Exploration Alpine Zurich.

(Revue " La Montagne et Alpinisme " - No 22, 1959)

Avec la lente majesté des princes de l'Eglise, Montagnes du Monde, la magnifique publication suisse, vient enfin d'introduire des rites modernes dans sa haute liturgie. Oh ! nous n'en sommes pas encore à entendre la messe en langage courant, et surtout pas en français - seuls l'anglais et l'allemand sont sans cloute jugés dignes de répandre la bonne parole - mais cette fois-ci tous les saints et même quelques jongleurs sont admis à communier.

Pour ne pas rompre brutalement avec la tradition, le copieux récit de l'expédition japonaise au Manaslu nous rappelle comment on doit adorer les grand saints - comprenez les "8000" dont l'assaut exige "toute l'âme d'un peuple" et 20 sherpas.

Mais par la porte de la sacristie, du haut du clocher et à travers les vitraux, la troupe joyeuse et anticonformiste des expéditions légères a fondu sur le grand prêtre et lui a appris comment on circonvient tous les petits saints, ceux qui ne cèdent que par la surprise et l'acrobatie. Et quel feu d'artifice ! Autrichiens ailés du Broad Peak, du Gasherbrum II, du Jirishhanca et du Toro. Allemands désinvoltes cueillant une moisson de 6000 dans la Cordillère Blanche et dans la Cordillère de Vilcanota. Anglais tenaces du Huagaruncho et du Machapuchare.

Les genoux du grand prêtre ont fléchi un instant sous cette avalanche, mais il s'est ressaisi à temps pour excommunier les mécréants: Anglais du Pumasillo et de la Tour de Mustagh, et pour plus de sûreté tous les Français, ceux du Chacraraju et de la Veronica comme ceux de la Tour de Mustagh. En un mot, tous ceux qui avouent ouvertement n'avoir recherché que l'aventure sportive à l'exclusion de tout but scientifique.

Malgré l'exclusive arbitraire ainsi prononcée contre certains des meilleurs, la nouvelle formule de Montagnes du Monde enchantera tous ceux qu'intéresse le domaine de la haute montagne. Si le style de quelques alpinistes est encore empreint d'une sécheresse guindée, l'humour d'un Wilfrid Noyce, l'insouciance d'un Günter Hauser, et l'art dépouillé d'un Kurt Diemberger rachètent bien des
maladresses. Ce dernier peint l'euphorie, l'indifférence et la ténacité du grimpeur à 8000 mètres avec un talent consommé.

Mais surtout les exploits acrobatiques des saisons 1956 et 1957, retenus par Montagnes du Monde sont illustrés par une fresque de photographies qui, à elles seules, font de ce volume un objet précieux, digne de figurer dans la bibliothèque de tous les alpinistes.

Jacques Teissier DU CROS.