CRITIQUES DE LIVRES
NEPAL
par Toni Hagen.
Kummerly et Frey, Berne.
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 41, Février 1963)
Lorsqu'un géologue a passé huit ans de sa vie dans le décor des plus hautes montagnes du monde, et qu'il a pu observer sur ces terres exaltées l'agression d'un climat tropical, contrasté, ardent, lorsqu'il a été pour ainsi dire le témoin de l'évolution d'un relief inaccoutumé, porté plus haut et attaqué plus vite que nulle autre part ailleurs, quelle tentation !
Je m'attendais à trouver cela. Et Toni Hagen a d'abord fait cela. Il donne du Népal, royaume de l'Himalaya, une magistrale étude géographique et invite ensuite le lecteur à comprendre avec lui les fantastiques soulèvements du tertiaire sans le perdre dans les théories spéculatives. Dans cette matière neuve, il creuse le profil des fleuves fougueux avec tant de pouvoir évocateur qu'on a l'impression d'en être le spectateur comme le furent sans doute les premiers hommes. Le tout avec clarté, avec simplicité, avec concision, avec la précision de l'homme de science, dans un style dépouillé, sans emphase, mais non dépourvu de poésie.
Mais Toni Hagen a fait bien mieux. Venu au Népal en 1950, l'année même où le petit royaume cessait d'être " interdit ", dans le cadre de l'assistance technique des Nations Unies, et chargé de procéder à la première exploration géologique de tout le pays, le docteur Hagen a sans doute été et est encore le seul étranger qui ait pu avoir du Népal une connaissance si étendue. Des confins de la plaine indienne où le Teraï Népalais s'adosse aux premières collines, des vallées qui continuent à modeler leur lit parmi les terrasses cultivées, jusqu'aux neiges des 8000, peu de secteurs qui n'aient reçu sa visite. Quatorze mille kilomètres à pied !
C'est lorsque l'acuité du géologue s'applique aux problèmes des races, de l'économie, des moeurs, de la religion, que nous avons les meilleures pages. A travers une esquisse vivante de l'histoire du Népal, nous assistons au règne des Gurkas, nous allons de l'état féodal aux difficultés de la démocratie moderne, nous participons à l'ascension culturelle d'un peuple aux cent visages divers, épris de tolérance, de liberté, fier et loyal, plein d'humour. La souche des Sherpas a particulièrement inspiré l'auteur; les pages qui lui sont consacrées sont très bonnes; il s'agit en réalité d'une véritable étude sociologique, qui permet de comprendre pourquoi et comment cette tribu de quelques milliers d'âmes qui vivent dans l'ombre des géants de la terre sont parvenus à ce degré de vertu qui explique leur rayonnement mondial.
L'éminent exposé de Toni Hagen est précédé d'une étude sur " la responsabilité envers les pays en voie de développement ", due à F. T. Wahlen, conseiller fédéral, et d'une autre étude du docteur W. R. Corti qui "situe l'individu dans les luttes de notre temps". Ce sont des textes d'une haute tenue littéraire et philosophique, une profession de foi qui constituerait une très bonne introduction pour un programme de l'O.N.U., où rien ne manque, même pas ce petit souci de propagande nationale qui marque en général les interventions à la table ronde universelle. Ces généralités tissent, au début de l'ouvrage, une excellente toile de fond sur laquelle T. Hagen n'a plus qu'à ouvrir le rideau.
Les Editions Géographiques KummerIy et Frey, de Berne, ont réalisé un ouvrage somptueux. Papier, texte, caractères, reliure, tout est parfait et témoigne du plus grand soin, du goût le plus sûr. Les photographies en noir et blanc, ainsi que les reproductions en couleurs, nombreuses, particulièrement bien choisies et évocatrices, sont les plus belles que j'aie jamais vues.
Lorsque, avant de fermer le livre, on laisse encore une fois le regard aller sur la carte des continents où le petit Népal est enserré parmi tant de puissants voisins, on ne peut s'empêcher de méditer. On trouve sympathique et profondément attachant que le destin ait voulu qu'à côté des seigneurs de la terre vive cette nation qui donne au monde des géants l'exemple de l'équilibre, de la simplicité. Et on aime le Népal.
C'est sans doute ce qu'a voulu l'auteur. Il a parfaitement réussi.
Jean FRANCO.