D'abord par un procédé de distanciation
vis-à-vis de la subjectivité propre de l'auteur (non pas
abolie mais relativisée) qui recourt constamment aux carnets de
route tenus par les membres de l'expédition lorsque survient un
événement pouvant donner lieu à des interprétations
différentes. De ce fait la diversité des individus et de
leurs conceptions de l'alpinisme n'est jamais occultée.
Chaque étape de la lente progression vers Concordia est par ailleurs
mise en parallèle dans le cours des différentes sections
du livre avec la progression d'une expédition antérieure.
Les divergences de vues et les affrontements entre membres de ces différentes
expéditions sont abordés de manière frontale, sans
pudeur ni idéalisation.
Au bout du compte l'institution expédition se trouve reconstruite
comme micro-société dans ses dimensions économiques,
politiques et idéologiques, et non pas présentée
dans l'image qu'elle cherche à donner d'elle-même. La réalité
d'une expédition émerge enfin, occultée qu'elle est
dans les ouvrages habituels qui évoluent entre la chronique, le
manichéisme et l'hagiographie.
Parlant des expéditions Conway et Eckenstein Crowley, Rowell met
l'accent sur la dimension politique d'une expédition. Plusieurs
conceptions de l'alpinisme s'affrontent : celle qui se met dans la mouvance
du pouvoir et de l'ordre établis l'emporte, les autres sont attaquées,
en recourant au besoin à la délation et à la diffamation,
voire simplement "oubliées" de l'historiographie
officielle : "Des expéditions telles que celles de Conway
se sont fait une place dans l'histoire enregistrée moins par ce
qu'elles accomplirent sur le terrain que par leurs opérations de
relations publiques au retour... Les noms de Crowley et parfois celui
d'Eckenstein furent volontairement écartés des textes."
Significativement le chapitre sur Conway est suivi de celui qui relate
la constitution de l'expédition américaine autour d'un leader
"historique" : Jim Whiltaker.
Dès l'arrivée à Skardu une scission s'opère
dans l'équipe, des affrontements se font jour qui à plusieurs
reprises faillirent prendre une forme physique. Un groupe de quatre se
forme ("les Quatre Grands"), qu'on pourrait appeler groupe
dirigeant, et prend seul les décisions. Le processus de recherche
du pouvoir et de recherche de la reconnaissance de ce pouvoir par les
autres est en marche : le grand mérite de Rowell est de faire comprendre
qu'on ne peut analyser ce processus en termes exclusivement psychologiques,
comme basé sur des "passions" personnelles (optique
idéaliste) mais qu'il est assis sur des bases matérielles
: économiques (contraintes liées à la nécessité
de rassembler un budget d'un million de francs), juridiques (contrats
internes à l'expédition et de celle-ci avec ses différents
commanditaires), politiques (situation de certains membres dans l'appareil
institutionnel de l'alpinisme) : une grosse expédition ne peut
être gérée en raison même des prémices
de sa constitution que comme une entreprise.
Déjà sur le glacier du Baltoro le choix de l'équipe
sommitale semble se dessiner sur des critères de rendement : c'est
à qui portera le plus gros sac, arrivera le premier à l'étape.
Certains, dont Rowell, et il le dit, ne partagent guère cette façon
de voir : "Pour les Quatre Grands, toute expérience ou
événement qui n'était pas directement lié
à la conquête du sommet pouvait porter atteinte à
l'objectif initial. Pour les autres, l'expédition était
une expérience globale qui serait significatrice que le sommet
soit atteint ou non". Ailleurs : "Les X... attachaient
plus d'importance à leur santé et à leur sécurité
qu'à la gloire d'atteindre le sommet. Peut être les X...,
comme certains le suggéraient, n'avaient ils rien à faire
au K 2. Mais cette attitude impliquait que nous avions défini la
seule manière correcte de gravir une montagne, et de cette notion
là je n'étais pas preneur. Les X... avaient perdu tout intérêt
dans l'ascension à ce moment, ce qui ne serait peut être
pas arrivé s'ils avaient été traités différemment."
Le type d'individu que peut produire ce genre expédition est caractérisé
comme suit par Rowell : "L'un des plus gros défauts de
l'alpinisme d'expédition est peut-être de mettre parfois
en évidence une sorte d'enthousiasme militant implacable qui foule
aux pieds les amitiés, la santé et la raison. L'espace d'un
temps, face aux orages, aux avalanches et aux altitudes extrêmes,
les alpinistes en proie à l'aveuglement militant doivent se considérer
immortels. Sans doute ne pensent-ils jamais consciemment à l'immortalité,
mais de corps et d'esprit ils jouent un rôle comme s'ils étaient
à l'abri de la mort. Ils sont à la recherche de ce souvenir
unique, où l'espace d'un instant ils se dressent au-dessus de tout
le monde, et pour être à même d'y parvenir ils tentent
constamment de s'élever eux-mêmes et de rabaisser les autres."
Etant donné l'état des relations au sein de l'équipe,
le temps médiocre et les retards dans le planning dû aux
grèves de porteurs, la tentative sur l'arête nord ouest du
K 2, qui semble d'ailleurs peu se prêter à une logistique
lourde, tourne court.
De toute l'analyse de l'expédition du K 2 ressort le fait que l'expédition
comme micro-société reproduit les structures de la nôtre.
La sélection des plus aptes, c'està dire des plus adaptés,
y est comprise et présentée comme sélection des meilleurs.
Adaptés à quoi ? Au terrain, à la montagne ? Avant
tout à la forme institutionnelle de l'expédition. Comme
dans les entreprises "modernes" (c'est-à-dire celles
qui ont compris comment gérer les nouvelles formes de conflits
au mieux de leurs intérêts) il est probable qu'on utilisera
bientôt des tests, prétendûment scientifiques, en fait
normatifs et normalisants, pour sélectionner les membres de grosses
expéditions et que des "psychologues" seront chargés
sur le terrain de minimiser les pertes de rendement dues à des
interactions psychologiques non contrôlées.
Faisant un bilan de l'exceptionnelle année 1975 au Baltoro, Rowell
conclut : "Les expéditions qui réussirent se sont
avérées être ou très flexibles ou très
patientes. Les petits groupes avaient un avantage certain sur les grosses
expéditions plus conventionnelles, par trop dépendantes
d'énormes quantités de vivres et de porteurs... La signification
des grosses expéditions décline". Notons qu'en
1977 Rowell réalisera avec une petite équipe la première
ascension de la Tour Principale de Trango. Le dernier jugement de Rowell
ne me paraît fondé que sur un plan de signification historique,
car actuellement les appareils d'Etat ont peut-être plus d'intérêt
à favoriser les grosses expéditions qu'ils peuvent mieux
contrôler et dont les retombées économiques pour les
commanditaires sont plus "juteuses". Ceci est particulièrement
le cas de la France où ils ne financent que des opérations
de "prestige". Comme ce livre tend à le montrer, nous
pensons qu'on ne peut comprendre le phénomène expédition
qu'en l'analysant comme microstructure sociale en liaison avec les appareils
d'Etat qui le sous tendent.
Mis à part l'historique du Baltoro et l'analyse interne de l'expédition,
ce qui fait le prix de ce livre c'est la personnalité même
de Rowell, avec sa curiosité inlassable de tout ce qui l'entoure,
sa disponibilité, son appétit de comprendre et de construire
de vastes synthèses, toutes choses qui en font un des meilleurs
témoins de l'alpinisme de notre temps. A propos de ce livre, qui
est une véritable mine d'informations et mérite d'être
traduit, il serait instructif de parler encore, entre autres, de l'étonnante
personnalité de Crowley, de l'affaire Wiessner, du phénomène
Herrligkofer, de l'impact des expéditions sur les structures socio-économiques
des hautes vallées, tous points symptomatiques, si l'on sait les
lire, de l'alpinisme comme fait social.
La réputation de Rowell comme photographe n'est plus à faire
: l'iconographie est abondante et très variée. Des médaillons
en noir et blanc soutiennent le texte en marge. Par contre la qualité
de la reproduction couleur n'est pas toujours à la hauteur des
originaux et de la qualité à laquelle les publications du
Sierra Club nous ont habitués.
Deux anecdotes tragi-comiques pour terminer. A Concordia, l'expédition
envoie un télégramme au Gouvernement pour se plaindre des
grèves de porteurs. Réponse : "La prochaine fois,
appelez la police". De retour aux Etats Unis, l'expédition
doit affronter une minable cabale montée dans les sphères
de l'Alpine Club : "Le bruit court que vous n'avez jamais eu l'intention
de faire le sommet, mais que vous avez réussi dans votre mission
de placer un système d'écoute sur ce col de la frontière
chinoise"...
N'aviez vous pas encore compris qu'il existe parfois des rapports entre
l'alpinisme d'expédition et la paranoïa !
David BELDEN.
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