CRITIQUES DE LIVRES
VARIANTES
Etienne BRUHL.
Collection Sempervivum. Arthaud, 1951.
(Revue " La Montagne " - No 354, 1951)
Quand elle ne se borne pas à faire tenir tant bien que mal dans un cadre de montagne, à grand renfort de termes techniques et de patois savoyard, une quelconque aventure sentimentale, la littérature alpine d'inspiration échappe rarement à l'écueil du lyrisme, du sublime ou du faux réalisme.
Ce qui fait l'agrément des nouvelles qui forment la partie principale de l'ouvrage d'Etienne Bruhl, c'est que ses personnages ne sont pas des héros, des phénomènes : on les croirait pris sur le vif, tels que chacun de nous peut les avoir connus ou rencontrés. Mais l'auteur sait à merveille les placer dans des situations embarrassantes, voire cornéliennes, et trouver, pour les en sortir et arriver à sa conclusion, des solutions pleines d'ingéniosité.
On aimera peut-être moins ses pastiches d'écrivains connus, reunis dans le récit d'une seule et même ascension. Aussi réussis soient-ils, il est difficile d'y voir autre chose qu'un jeu d'adresse, auquel il est permis de préférer le talent personnel de leur auteur.
R-W. BERNICK.
("le Roman de Montagne en France" Michel Ballerini - Arthaud 1973 -p 147 à 149)
Les nouvelles qu'Etienne Bruhl a groupées dans Variantes valent surtout par leur ton et leur style. Le récit ne traîne jamais, les dialogues, brefs, vivants, le relancent toujours, et le style a la limpidité et la fraîcheur de l'eau d'une source de montagne. Etienne Bruhl a d'autre part beaucoup d'imagination, ce qui lui permet de raconter des histoires originales : Daniel Couture, Les deux brins, La Flèche Noire, La variante des Anglais exploitent des thèmes que l'on rencontre rarement, voire jamais.
En lisant Daniel Couture, on s'intéresse moins aux descriptions de montagne qu'aux comportements des alpinistes. Ces mauvais prétextes que l'on va chercher pour fuir le compagnonnage d'un alpiniste auquel son casier alpin a donné la réputation d'être dangereux forment l'essentiel de la nouvelle. Sur ce thème assez simple, E. Bruhl a bâti un récit qui devient vite passionnant. On retrouve ici, comme dans Les deux brins, l'auteur d'Accident à la Meije, qui a le don d'impatienter le lecteur et de ne lui donner la clé de l'énigme qu'après maintes hésitations et détours. L'auteur crée au début une sorte de mystère qui ne s'éclaircit que peu à peu ; toute son habileté consiste à l'entourer d'une atmosphère dramatique et à la maintenir le plus longtemps possible. L'auteur frise d'ailleurs le paradoxe en racontant le drame sur un ton léger : il ne semble pas prendre au sérieux ces aventures tragiques.
On retrouve dans Flèche Noire cette manière de dire qui n'est pas sans rappeler celle de Samivel : même ton amical de l'auteur, même atmosphère un peu irréelle. On pense encore à Samivel en lisant Comme on se rencontre ! : cette complicité entre l'auteur et les choses de la montagne (ici une simple petite "pierre en forme de fer à repasser" dont il retrace l'histoire), ce souci du détail insignifiant si l'on se place dans une autre perspective que celle de l'histoire racontée (les dates précises, les pressions au centième de gramme exercées sur la pierre), tout cela fait que ces nouvelles versent dans le conte, comme celles de Samivel.
Dans Le Téléphérique et Diffamation, l'auteur d'Un grand match s'attaque gentiment à deux manies bien différentes : celle qui consiste à trop équiper la montagne et celle des articles nécrologiques, inutiles et ampoulés, qui paraissent souvent dans les revues alpines.
La meilleure nouvelle du recueil est certainement la dernière, car la montagne s'intègre parfaitement à l'action. La variante des Anglais est l'analyse extrêmement pénétrante de l'attitude d'une caravane prise dans le mauvais temps : tant que le jeune guide se montre sûr de lui, ses clients suivent bien, mais, dès que ceux ci remarquent ses hésitations, toute confiance disparaît... et les difficultés commencent. Que revienne cette confiance, même au prix du mensonge, et tout rentre dans l'ordre. Cette nouvelle met en relief un aspect important de l'alpinisme, car quiconque a un peu pratiqué la montagne sait à quel point le "moral", comme on dit, est fondamental. Le sourire discret de l'auteur, un style alerte qui ne cesse d'éperonner le lecteur, une ambiance de haute montagne remarquablement rendue en font l'une des meilleures de la littérature alpine.
On quitte un peu le domaine de cette littérature avec la seconde partie de Variantes. II s'agit en fait de pastiches et E. Bruhl a porté au niveau de la perfection le genre "A la manière de...". D'autres auteurs, en particulier Aimé Coutagne et Angèle Ponchont, ont aussi écrit des pastiches de nos poètes classiques, avec moins de bonheur. E. Bruhl a eu l'excellente idée de les réunir sous la forme d'un récit de course qui retrace une ascension effectuée, entre autres, par Claudel, Gide, Proust, Sartre et Valéry... On imagine quelles peuvent être les mésaventures d'une telle caravane !
Michel BALLERINI