CRITIQUES DE LIVRES
A WOMAN'S REACH
par Mme Nea Morin.
Eyre and Spotiswood, Londres.
(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 73, Juin 1969)
Les souvenirs de montagne de Mme Nea Morin sont édités en anglais sous un titre intraduisible en français : A Woman's Reach c'est à la fois "Ce que femme peut" et "Ce que femme veut", et, quand il s'agit d'une femme de la trempe de Nea Morin, les aptitudes, les réussites et les ambitions dépassent celles de nombreux alpinistes mâles de sa génération.
Quarante cinq années d'activité alpine en Europe et une expédition au Népal constituent la toile de fond d'une carrière exceptionnelle, où figurent de belles escalades rocheuses dans les massifs du Valais, du Mont Blanc, du Dauphiné et des Dolomites, et une riche moisson de premières dans les montagnes de Grande Bretagne, principalement au Pays de Galles.
Si l'amour de la montagne, de toutes les montagnes, domine le récit, c'est dans la description de chaque "terrain de jeu" ou telle course spécialement choisie que le talent de l'auteur excelle à rendre l'atmosphère particulière qui y règne, à peindre les impressions du moment, l'état d'esprit du grimpeur, ses peines et ses joies. Quelques pages inoubliables donnent aux escalades en Cornouailles une ambiance, une couleur, un piment même qui évoquent un cocktail de sir Walter Scott et de Samivel : falaises de granite rouge plongeant dans une mer mugissante, attaques en piqué de goélands criards, personnage haut en couleurs du gardien de refuge gentleman poète. Les lecteurs français liront avec intérêt les souvenirs d'entre les deux guerres, où Nea Morin fait revivre une grande époque du G.H.M. La figure la plus attachante est sans conteste, celle de son mari, Jean Morin, ingénieur, poète, compositeur, et alpiniste de grande classe, disparu en service commandé en 1943, alors qu'il dirigeait les Services d'Armement de la France libre. L'originalité du livre réside dans le thème "Défense et Illustration de l'alpinisme féminin" qui revient comme un leitmotiv d'un bout à l'autre de l'ouvrage, mais fait plus particulièrement l'objet du chapitre "Les malheureuses dames de pic" dont le titre est emprunté à Samivel.
Certes, plus personne, surtout en Angleterre, où pourtant les clubs masculins et féminins sont restés séparés jusqu'à une date récente, ne songe à contester aux femmes le droit de faire de la montagne à leur guise. Mais ce que Nea Morin a défendu tout au long de sa carrière alpine, c'est la "cordée féminine" et la "cordée familiale" (entendre la mère et ses enfants, et non la cordée conjugale considérée comme un risque excessif). Ce sont les seules formules où la femme peut conserver l'initiative et la responsabilité de l'entreprise.
A défaut de "force brutale", la femme utilise ses ressources intellectuelles pour grimper en finesse après une analyse minutieuse du passage à franchir, de façon à économiser ses forces. Nea Morin n'exclut pas totalement pour l'homme la possibilité d'avoir à la fois la force et la tête, mais soutient que dans les voies d'escalade libre les plus difficiles du Pays de Galles, des cordées féminines ont égalé les meilleures cordées masculines. Une belle illustration de cette thèse est donnée par les succès de la cordée constituée par Nea Morin et sa fille Denise Evans, alternant en tête de cordée, comme elles l'ont fait également au Grépon-Mer de Glace. La seule concession faite aux hommes est qu'ils peuvent franchir les passages difficiles ou même athlétiques avec un sac sur le dos, ce que les femmes ne peuvent faire. Et la conclusion, mi sérieuse, mi humoristique est la suivante : "Dans les Alpes, l'idéal pour une femme est de grimper en tête, avec un homme derrière elle pour porter le sac." De tels hommes existent, puisque Nea Morin en a trouvé. Ce que femme veut...
Jacques TEISSIER du CROS.