LA FOLIE DU K2

5 - Une course idéale

Jeudi 30 août 2001 (LE MONDE)

Le 15 août 1991, deux alpinistes français, champions du style alpin, atteignent le sommet du K2 après une escalade sans défaut : rapidité, pureté, économie de moyens. Récit d'un moment parfait.

Le K2 est une montagne photogénique. De loin, c'est une sublime pyramide, un diamant, une cathédrale de verre. "Inutile de gaspiller son temps et ses mots pour démontrer la grande ressemblance du K2, vu du sud, avec le Cervin", écrivit en 1912 Filippo De Filippi, le premier géographe à l'observer de près. Lorsque l'on se rapproche encore, la montagne devient plus complexe à déchiffrer. Quelle est cette face ? Et surtout, comment comprendre l'échelle ? Le sommet de la montagne, par exemple, a été très photographié, au couchant, dans les premiers nuages de la tempête... Pris ainsi au téléobjectif, écrasé par la perspective, le K2 apparaît plus massif, moins élancé, on lui trouverait plutôt une ressemblance avec l'Eiger, autre montagne meurtrière. Seulement, cette nouvelle montagne dont le squelette (arêtes, glaciers, couloirs) retrouve des proportions connues n'est qu'un échantillon, peut-être le quart de l'ensemble. Comme l'intelligence humaine ne peut approcher l'échelle des galaxies que par bonds successifs, le K2 ne se laisse apprivoiser que par portions digérables.

Il est une autre catégorie de photos qui rendent justice à la dimension colossale du K2 : celles prises depuis la montagne elle-même. Elles ont un signe distinctif qui les rend reconnaissables entre toutes : une sensation palpable de vide, comme des vues d'avion où, très loin en dessous, les glaciers, soulignés par les échines sombres de leurs moraines, dessinent les lignes de force d'une architecture tectonique. Le K2 étant très raide sous toutes ses faces et beaucoup plus haut que tous les sommets qui l'entourent, il est logique que la vue plonge sans obstacle. C'est une sensation que connaît quiconque, dans les Alpes, a emprunté un sentier en balcon. Sauf que là, au pied du "balcon", il y a 3 000 mètres de vide.

La photo qui nous occupe aujourd'hui n'appartient à aucune de ces catégories. Et pourtant, c'est un document qu'on n'oublie pas. Elle est un peu floue, et très sombre. A l'arrière-plan, on distingue "une forêt de montagnes confuses" émergeant d'un clair-obscur, surmonté d'une bande de ciel rouge sombre. Au premier plan, accroupi sur une arête de neige qui absorbe à la fois la lumière du flash et celle du couchant, Christophe Profit brandit un piolet d'un geste un peu las. Sous la cagoule rouge, on devine ses traits tirés par la fatigue, et éclairés d'un large sourire.

La photo est prise par Pierre Béghin, le 15 août 1991 à 18 h 55, au sommet du K2. Elle exprime l'intensité magique de cet instant-là (sur la photo symétrique, par contre, Pierre Béghin disparaît sous sa capuche en duvet et derrière ses lunettes de ski, noyé dans un ciel d'encre). Christophe est encore dans le jour, Pierre a basculé dans la nuit. Pierre Béghin a décrit ce moment dans un très beau livre, Hautes Altitudes (Didier et Richard, 1992) : "Brusquement, à la place de la neige, un vide obscur : l'autre versant du K2 ! Au-dessus, il n'y a plus qu'un ciel d'un bleu sombre. Tandis qu'à perte de vue, les puissants reliefs du Karakoram se noient dans la nuit, un peu de clarté s'attarde autour de nous. Ce décor de crépuscule a pris une dimension planétaire. Il dépasse ma compréhension. Malgré les incertitudes de la descente, ce sont des instants de rare bonheur. Comme un morceau d'existence coupé de l'existence même. Nous restons là, dans l'oubli de nous-mêmes." Pierre Béghin, le plus grand des himalayistes français, était aussi un écrivain.

Lorsqu'ils se prennent en photo sur le sommet du K2, Pierre Béghin et Christophe Profit viennent de réussir une ascension majeure, de celles qui marquent durablement l'histoire de l'alpinisme.

Après neuf jours de marche d'approche, ils ont rongé leur frein pendant quarante-trois jours au pied du versant chinois, désert cette année-là. Grimper dans l'Himalaya, c'est d'abord savoir attendre, et digérer les échecs. A quatre reprises, ils sont montés à 7 000 mètres d'altitude, au camp 1, d'où ils devaient lancer leur assaut, mais par trois fois le mauvais temps les a repoussés. Le K2, situé 1 300 kilomètres au nord-ouest de l'Everest, est à l'abri de la mousson (c'est pourquoi on y grimpe en juillet et en août). Mais le colosse domine tous les reliefs alentour et les dépressions d'ouest le frappent avec une violence soudaine.

Le 14 août à 2 heures du matin, le grand beau attendu est là. Christophe et Pierre s'allègent au maximum et se mettent en route, avec un sac de 12 kilos chacun : une tente, un duvet, un réchaud, quelques vivres de course, pâtes de fruit : tout leur bagage pour cette ascension éclair est sur leur dos.

Pierre Béghin est, à quarante ans, l'un des pionniers du style alpin en Himalaya. En douze ans d'expéditions, il a eu le temps de peaufiner sa technique - qui est plus que cela, un style presque un mode de vie. C'est en 1979, et déjà au K2, qu'il a connu son premier contact avec les grandes montagnes. Il était alors le benjamin d'une énorme expédition, le dernier dinosaure de l'himalayisme tricolore. Il avait vu une cohorte de 1 400 porteurs remonter le glacier du Baltoro. Avec un bataillon d'alpinistes français, il avait fait le siège de l'arête sud-ouest, simple instrument au service d'une tactique de siège. Il avait mesuré les effets débilitants d'un trop long séjour en altitude, et s'était juré de ne plus retourner en Himalaya que dans le cadre de petites expéditions autonomes, légères. C'était le début des années 1980, Reinhold Messner venait de frapper un grand coup en montrant que les 8 000 pouvaient s'aborder comme des sommets alpins, sans oxygène ni sherpas. Le maître mot était alors la rapidité, gage de sécurité : plus brève est l'incursion en très haute altitude, là où l'oxygène rare dégrade l'organisme, plus grandes sont les chances d'en revenir.

Avec le style alpin, un nouvel âge d'or s'ouvrait dans l'Himalaya. Une nouvelle génération débarquait sans complexes, emmenée par une avant-garde anglaise (Doug Scott, Alan Rouse...) mais où brillaient aussi bien le Français Jean Afanassief ou le Suisse Erhard Loretan - qui portera le style alpin à la quasi-perfection en gravissant de belle manière les quatorze 8 000. L'esprit était iconoclaste, frondeur, voire libertaire : "Face à l'ampleur himalayenne, théorisait Pierre Béghin, nous ne voulons compter que sur nos propres forces, et sur le matériel que nous emportons dans notre sac à dos. Adieu les lourdes expéditions dans lesquelles un chef - avec ou sans casquette - dirige les opérations." Plus pratique, l'Australien Greg Child (le seul alpiniste qui, au sommet du K2, ressemble à Gargantua) notait : "Pratiquer la montagne en style alpin contraint à n'emporter qu'un minimum de choses pour l'ascension, mais rester deux mois au camp de base habillé avec les mêmes vêtements, c'est pousser l'éthique aux limites de l'innommable." Et de décrire avec un humour féroce un compagnon traînant devant sa tente en slip avec une chaussette sur la tête et une vieille croûte de crème solaire sur le nez...

Aucun rapport, attention, avec Pierre Béghin, minutieux, discret et observateur lucide des choses de la montagne. Il avait réussi quelques coups de maître : en 1984, le Kangchenjunga en solitaire. En 1989, la face ouest du Makalu, où il avait franchi un pas de plus : une ascension solitaire sur une voie nouvelle et de haute difficulté. Aujourd'hui encore, pas plus d'une demi-douzaine d'alpinistes peuvent se vanter d'avoir réussi cet exploit.

Cette année-là, il avait fait la connaissance de Christophe Profit, l'un des ténors du nouvel alpinisme sportif, encore tout auréolé de sa trilogie hivernale, qui cherchait dans l'Himalaya de nouveaux défis à sa mesure. Christophe, de dix ans le cadet de Pierre, avait trouvé en lui le parrain idéal pour faire son entrée dans ce nouveau monde. Au premier essai, le duo s'était cassé les dents sur la face sud du Lhotse, le dernier problème de l'Himalaya. Au K2, c'était une cordée soudée par les dangers surmontés en commun.

Ce 14 août, bien acclimatés, ils avalent 1 000 mètres de face sans mollir. Le vide se creuse, ils découvrent des lambeaux de cordes fixes, un cylindre d'oxygène abandonné. Sans doute pensent-ils à cette énorme déception qui les a saisis l'année précédente au Lhotse lorsque, tombant sur une ligne de cordes fixes non loin du sommet, ils comprirent que les Russes les avaient devancés sur cette voie où ils s'espéraient seuls.

Mais cette fois, ils sont bien seuls sur les pentes supérieures du K2. Derrière eux, il n'y a ni sherpas ni camps d'altitude. Aucun soutien, aucun secours possible, hormis le réconfort moral de deux amis qui les attendent au camp de base, avec une radio. C'est ce que les alpinistes appellent l'engagement. Et pour Pierre comme pour Christophe, c'est un plaisir, une joie intense.

En fin de matinée, Pierre et Christophe montent leur petite tente bleue sur une terrasse vertigineuse, en bordure du glacier suspendu qui semble comme un jardin tout en haut de la face nord. Ils sont à 7 900 mètres d'altitude. Le lendemain, toute la journée, ils laisseront de fragiles traces dans la bulle irréelle des pentes sommitales, effleurant des plaques à vent qu'un murmure ferait glisser en avalanche, brassant jusqu'au ventre dans une neige pulvérulente, griffant de leurs crampons et piolets une glace dure comme du granit. Ils sentiront leurs pieds devenir deux blocs insensibles, leurs mains et leurs pensées s'engourdir. Au coucher du soleil, Pierre verra Christophe prendre pied sur l'arête.

Dix ans après, Christophe Profit se souvient de ce moment avec émotion : "Je marche en sachant que plus rien ne pourra faire obstacle, que rien ne peut plus nous retenir d'aller au sommet." Ensuite, il y a eu ces instants magiques, les deux photos : "Il faisait très froid, sans doute - 35 degrés, l'appareil de Pierre était gelé. Ces photos, on les a prises pour nous. Puis on s'est serrés dans nos bras et j'ai pleuré. C'était la fin de notre aventure."

Après vingt minutes au sommet, Pierre et Christophe se sauvent. "Je me sentais comme une bête qui doit fuir vers le bas, poursuit Profit. Il faut alors une sorte de folie : seul ton instinct peut te sauver. A la lueur des frontales, le cheminement était difficile, les traces du matin effacées par le vent. On savait sans se le dire qu'il fallait retrouver la tente, notre maison. On l'a trouvée, on s'est jetés dedans. Pierre m'a passé les pieds au-dessus du réchaud, puis s'est occupé de sa main. Nous étions sauvés."

Pour Pierre Béghin et Christophe Profit, cette course ne fut sans doute pas très loin du Graal de tous les alpinistes. La course idéale, une création limpide, l'art de la fugue. "Juste un passage, comme si la montagne ne nous appartenait pas", dit Profit. Pour l'un comme pour l'autre, il n'y aura sans doute plus rien de semblable à ce sommet-là. L'année suivante, Pierre est reparti pour la face sud de l'Annapurna avec Jean-Christophe Lafaille, dont c'était le premier contact avec l'Himalaya. A 7 200 mètres d'altitude, alors qu'ils amorçaient leur retraite, Jean-Christophe a vu Pierre basculer dans le vide, sans un mot. Perdu, seul, sans corde, dans une paroi immense, Lafaille n'a survécu qu'au terme de cinq jours de calvaire. On n'a jamais retrouvé le corps de Pierre Béghin.

Interviewé par Christine Le Scanff (Les Aventuriers de l'extrême, Calmann-Lévy), Jean-Christophe Lafaille a tenté de comparer son expérience à celle de Profit : "Il a grimpé avec Béghin et il a arrêté sa carrière. Je pense qu'il a vécu sur le K2 des choses exceptionnelles avec Pierre Béghin. Quand il en parle, au son de sa voix, tu sens qu'il a fait une course parfaite. Il a été au bout de son truc, contrairement à moi."

Pour Christophe Profit, cette course fut un "moment sublime". Il a commencé une autre vie. Il vit de son métier de guide qui lui a donné une sérénité nouvelle. Il ne désespère pas de revivre un jour en cordée ce qu'il a vécu avec Béghin, mais ne semble pas prêt, dans l'immédiat, à retourner dans l'Himalaya pour de grandes ascensions engagées. "Peut-être, au K2, ai-je connu d'un coup une trop grande richesse ?", s'interroge-t-il.

Jean-Christophe Lafaille se trouvait cet été au K2. Parti pour une tentative en solitaire, il a atteint le sommet le 22 juillet, en compagnie de Hans Kammerlander. Une rencontre qui, peut-être, vaut tous les solos.

Charlie Buffet

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