LA FOLIE DU K2
6 - Rencontre sur la voie des fantômes
Vendredi 31 août 2001 (LE MONDE)
Cet été, deux solitaires se sont unis pour gravir le K2. Jean-Christophe Lafaille et Hans Kammerlander ont emprunté la voie ouverte par un Slovène un brin mythomane, Tomo Cesen.
Tomo Cesen a peut-être été le plus grand alpiniste du XXe siècle. Entre 1986 et 1990, ce Slovène aujourd'hui âgé de quarante-deux ans a accumulé une série d'ascensions solitaires de plus en plus époustouflantes : osées, rapides, limpides, sur des itinéraires de très haute difficulté. Mais Tomo Cesen est peut-être tout simplement l'un des plus extraordinaires affabulateurs de l'histoire de l'alpinisme. Ses récits comportent tant d'incohérences ou tant de points communs (aucun témoin, nuages empêchant quiconque de l'apercevoir pendant les ascensions, pas de traces, pas de photos...) qu'il ne se trouve aujourd'hui presque plus personne pour parier un mousqueton sur la validité de ses ascensions.
Tomo Cesen se trouvait au K2 pendant le terrible été 1986 (Le Monde du 30 août). Il affirme avoir grimpé, seul, toute une nuit, sur l'éperon sud-sud-ouest, pour rejoindre la voie classique d'ascension, vers 7 800 mètres d'altitude. Repoussé par une tempête de neige et des vents violents, il dit être redescendu le 4 août par l'éperon des Abruzzes, ayant ainsi ouvert une nouvelle voie, en solitaire, dans un temps presque incroyable, dix-sept heures pour gravir 2 800 mètres de paroi. Mais quelque chose cloche dans son récit : il n'a rencontré personne en redescendant. Alpiniste ou mythomane génial, il a laissé sur le K2 une trace de fantôme : une voie qui porte toujours son nom quinze ans plus tard.
Cet été, la voie Cesen a été le théâtre d'une rencontre marquante, peut-être l'un de ces hasards qui font les grandes cordées. Réunis, par la loterie des permis d'ascension, dans une même expédition, Jean-Christophe Lafaille et Hans Kammerlander visaient tous deux la première ascension en solo du K2, (depuis qu'en 1955, Walter Bonatti a renoncé à ce projet faute de budget, la première solitaire n'a jamais été vraiment tentée). C'est ensemble qu'ils sont parvenus au sommet, le 22 juillet vers 14 h 30. Pour comprendre l'intensité de cette rencontre, et les projets que, peut-être, elle annonce, il faut remonter dix ans en arrière, retracer l'itinéraire de ces deux alpinistes de grande classe.
Jean-Christophe Lafaille a aujourd'hui trente-six ans. Il a accumulé depuis une douzaine d'années, dans les Alpes et l'Himalaya, un palmarès remarquable, qui en fait sans conteste l'un des meilleurs alpinistes en activité aujourd'hui. Il est natif de Gap et garde l'accent chantant des Alpes méridionales. C'est un petit gabarit, une boule de muscles, explosif, brillant grimpeur de rocher, excellent glaciairiste. Il s'est fait connaître au milieu des années 1980 dans des compétitions d'escalade. Son "apprentissage" de l'Himalaya a été brutal. En septembre 1992, il s'est retrouvé pour la première fois au pied de l'un des géants de la terre, et quel géant ! La face sud de l'Annapurna, une muraille de plus de 3 kilomètres de haut, dont la démesure, conjuguée aux premiers effets de l'altitude, l'a d'abord accablé. Mais le calme de son mentor Pierre Béghin, un grand frère sûr et laconique, l'a aidé à apprivoiser cette montagne inhumaine. Béghin était en effet, à quarante et un ans, l'un des plus expérimentés des himalayistes français. Jean-Christophe n'avait que vingt-sept ans et, pour tout bagage, quelques solos marquants dans les Alpes.
L'accident s'est produit à 7 200 mètres d'altitude. Pierre et Jean-Christophe venaient de prendre la décision de la retraite lorsqu'un ancrage de rappel a lâché. Pierre est tombé sans un mot. Jean-Christophe, perdu dans la paroi immense, a hurlé, longtemps. Puis il est resté prostré, des heures, avant de décider de survivre. Seul, sans corde, il est parvenu à redescendre dans la tempête, frôlé par les avalanches. Le médecin d'une expédition slovène (eh oui, les Slovènes sont de grands arpenteurs d'Himalaya !) l'a vu arriver au camp de base, cinq jours après l'accident, hagard, le bras fracturé par une pierre. Sur un film tourné par les Slovènes, on le voit décharné, jeter vers la caméra un regard de bête traquée tandis que le médecin lui fait une piqûre de morphine.
Jean-Christophe avait juré de ne pas remettre les pieds en montagne. En fait, dès l'automne suivant, il réussit son premier 8 000, le Cho Oyu. Et en 1995, il revient à l'Annapurna. Parce que sa douleur est là... Il a échoué cette année-là. Mais, de l'épreuve surmontée, il tient, sans doute, une endurance hors du commun. Il a aujourd'hui gravi sept 8 000. C'est un professionnel aguerri, qui forme les futurs guides à l'Ecole nationale de ski et d'alpinisme de Chamonix. Rationnel, à l'écoute de ses sensations et de ses limites, il affirme s'accorder une grande marge de sécurité. En prévision du K2, il s'est entraîné depuis le printemps, enchaînant chaque jour trois à quatre heures de vélo et de course à pied. "Au sommet, dit-il, j'avais de bonnes sensations. j'étais bien. Je n'avais pas! la tête à l'envers."
Mais il reste cette blessure secrète, dont il ne parle presque plus. Jean-Christophe reconnaît que le traumatisme de la mort de Pierre n'est pas pour rien dans son incapacité à retrouver un compagnon de cordée.
Hans Kammerlander, a fait ses premières armes en Himalaya avec Reinhold Messner. C'est un solide Italien de quarante-quatre ans, qui ne parle que le dialecte allemand du Sud-Tyrol, un skieur redoutable qui a monté ses skis sur nombre de 8 000. En 1996, il a gravi l'Everest en un temps record (seize heures depuis le camp de base !). Il a chaussé ses skis au sommet et seul le mauvais enneigement ce printemps-là l'a empêché de réaliser la première descente intégrale. Il a aujourd'hui gravi treize des quatorze sommets de plus de 8 000 mètres. A ce stade, aucun alpiniste à ce jour n'a résisté à la tentation du "grand chelem" himalayen. Mais le sommet qui manque au palmarès de Kammerlander, c'est le Manaslu. Et ce sommet-là lui rappelle des souvenirs trop douloureux.
C'était au printemps 1991, pendant la guerre du Golfe. Les effets des gigantesques incendies des puits de pétrole du Koweit se faisaient sentir jusque dans l'Himalaya. Lorsque Hans faisait fondre de la neige, raconte-t-il dans son autobiographie, de la suie se déposait sur les bords de la gamelle. La météo était capricieuse. Des orages éclataient à une altitude où ils étaient jusqu'alors rarissimes.
Hans Kammerlander avait organisé cette expédition au Manaslu pour un groupe d'amis du Sud-Tyrol. Le 10 mai, il a fait une tentative, seul, jusqu'à l'arête sommitale, où un vent violent, annonciateur de tempête l'a repoussé. Il est redescendu vers ses deux amis, Carlo, qui avait rebroussé chemin le matin et Friedl, qui n'avait pas quitté la tente. Quand il est arrivé au camp, Carlo avait disparu. Il a retrouvé son corps sur un pont de neige à demi-écroulé, une centaine de mètres plus bas. Carlo était sorti faire des photos. Il a perdu un crampon et chuté. Une mort absurde, inacceptable.
Dans la tempête qui éclate alors, Hans reprend la descente, abattu, avec Friedl. Il n'y a plus ni nuit ni jour. Soudain, Hans ressent un picotement dans sa boucle d'oreille. L'orage se déchaîne, il se jette à plat ventre dans la neige pour échapper à la foudre. "Un coup sourd retentit, comme si quelqu'un, près de moi, avait battu la neige avec une planche. Un courant me traverse, qui me laisse abasourdi. Dans l'obscurité de la tempête, il y a de brefs instants où l'on voit comme en plein jour, comme si, brutalement, on allumait devant mon visage un puissant projecteur."Hans n'a plus qu'une pensée, fuir. Mais la corde reste tendue, il hurle : "Friedl, viens, bon sang !"Rien. Alors Hans rampe vers son compagnon. "Il ne bouge pas, il ne respire plus. Ses yeux me fixent. Friedl est mort."Foudroyé.
Sur ce jour où sont morts ses deux amis, sur la culpabilité qui l'assaille, il garde une grande pudeur. Aujourd'hui, il pense qu'il ne retournera pas au Manaslu. "Ce n'est pas que j'ai oublié, non, mais dix ans ont passé, dit-il au téléphone. Si je revois cette montagne, tous les mauvais souvenirs vont refluer. Et la peur..."
Cet été, Hans Kammerlander est retourné pour la troisième année consécutive au K2. Aux premiers jours de juillet, il a retrouvé Jean-Christophe Lafaille et s'est acclimaté avec lui sur la voie Cesen. Très vite, ils ont estimé que les conditions cette année rendaient trop risquée une ascension solitaire. "Il n'avait pas neigé de tout l'hiver, explique Lafaille. Du coup, la neige avait une consistance bizarre, pulvérulente. Au dessus de 6 000 mètres d'altitude, on avait l'impression de nager dans du polystyrène, de la polenta..."
Ce 20 juillet, les deux solitaires ont décidé d'unir leurs forces, profitant d'un créneau météo prévu, depuis Chamonix par le "routeur" de Jean-Christophe, Yann Giezendammer. "Nous n'avions pas quitté le camp de base depuis dix minutes qu'une gigantesque avalanche partie du sommet, a balayé toute la face, remontant sur le versant d'en face, raconte Lafaille. Ni Hans ni moi n'avions jamais vu ça. Ça nous a mis un bon coup de pression..."
Pendant deux jours, ils ont brassé, parfois jusqu'à la taille, dans la neige liquide. Le 21 juillet, vers 14 heures, ils ont planté leur petite tente sur l'Epaule, vers 7 800 mètres d'altitude, au pied du couloir où Walter Bonatti survécut à son bivouac d'horreur, en 1954. Le 22, ils sont partis vers le sommet à 5 heures du matin. L'éperon des Abruzzes, dans le passage dit du col de la Bouteille, était d'abord très sec, contraignant les alpinistes, rejoints par un Coréen et un sherpa, à jongler entre le rocher et la glace raide. Puis, vers 8 300 mètres d'altitude, la neige instable a refait son apparition. "Nous étions quatre à nous relayer pour faire la trace, poursuit Lafaille. C'était de la natation, nous ne progressions plus que de 40 mètres de dénivelée par heure." Les deux autres alpinistes utilisaient de l'oxygène. Ils avaient du mal à suivre Hans et Jean-Christophe, qui n'en avaient pas...
Au sommet, à 14 h 30, ils se sont embrassés. Ce qui s'est noué là n'appartient qu'à ces deux solitaires hantés par des histoires vieilles de dix ans. Mais ils parlent de leur rencontre avec le même enthousiasme. "Partir avec un homme comme lui ? Mais j'y vais tout de suite !" dit Hans dans son mauvais italien. "On avait du mal à se comprendre, mais pourtant on a beaucoup échangé, dit Jean-Christophe. On a un feeling très proche. Dommage qu'il ait terminé..."
Pendant les journées d'attente au camp de base, Jean-Christophe a raconté à Hans son expérience heureuse au Manaslu, l'an passé. A-t-il convaincu Hans ? "Je ne sais pas, dit l'intéressé. J'ai besoin de deux ou trois mois pour réfléchir. Mais pourquoi pas... J'ai un peu perdu la main en rocher, mais avec Jean-Christophe, je me verrais bien partir pour une belle paroi."
Au sommet, Hans a chaussé ses skis. Tenté quelques virages avant de renoncer : trop dangereux. "Ce n'était pas mon jour. J'étais fatigué, barbouillé." Jean-Christophe est redescendu le premier. "Vite, très vite. C'est mon optique : passer le moins de temps possible en haute altitude." Le soir, dans la tente, ils ont appris par radio que le Coréen était tombé. Le lendemain, en redescendant, ils sont passés non loin de son corps.
Jean-Christophe Lafaille cherche ses mots pour décrire l'impression unique que produit le K2 : "C'est une montagne superbe, immense, qui t'écrase. Ici les risques sont palpables, on les visualise. Pour rejoindre le pied de la paroi, on marche sur le glacier Godwin-Austen, où un ami espagnol a retrouvé le corps de Maurice Barrard, il y a deux ans. C'est à un quart d'heure de marche des tentes où l'on vit pendant deux mois. Et chaque fois que je l'ai emprunté, j'y ai retrouvé des débris humains, un bassin, des vêtements, des chaussures. Toute l'histoire de cette mon! tagne te pèse sur les épaules."
Charlie Buffet
Bibliographie :
Montagnes d'une vie, de Walter Bonatti. Belle réédition illustrée chez Michel Guérin, Chamonix, 2001.
En préparation, du même auteur, chez le même éditeur : K2, histoire d'un cas.
Montagnes de verre, de Dino Buzzati, Denoël, 1991, recueil des articles que le grand écrivain italien a consacré à son jardin secret, l'alpinisme.
K2, un défi aux confins du ciel, de Roberto Mantovani et Kurt Diemberger, Gründ, 1995. La somme la plus complète à ce jour sur le K2. Précis et magnifiquement illustré.
Hautes altitudes, de Pierre Béghin, Didier Richard, 1992. Epuisé.
De beaux témoignages sur le K2 et l'atmosphère actuelle de l'himalayisme dans J'habite au paradis de la regrettée Chantal Mauduit (JC Lattès, 1997).
Théorème de la peur et Cartes postales de la vire de Greg Child, ainsi que dans Moments de doute de David Roberts, tous trois édités chez Michel Guérin, qui prépare aussi la première édition en français des mémoires de Hans Kammerlander.
Sur les événements de l'été 1986 : Fascination du K2, de Jim Curran (Albin Michel, 1989).
Page 1: Fritz Wiessner et les démons
Page 2: La montagne des Italiens